Chapitre 5

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On est rarement un touriste dans sa propre ville. Rennes était rapidement devenue une routine, et j'avais vite oublié de regarder autour de moi. Le quotidien prend le dessus à une vitesse incroyable. Des quartiers entiers de la ville n'étaient que des noms sur la carte de bus, ou bien je m'y étais seulement rendu la première semaine pour meubler mon appart' et faire quelques démarches administratives. Ce fut en jouant les guides pour Thomas que je me rendis compte de tout ce que je manquais.

Je lui fis faire le tour habituel, bien sûr, à commencer par la place Sainte-Anne, dont nous n'avions pas vraiment profité la veille. Il s'extasiait volontiers sur l'architecture typique des maisons à colombage, les petites rues pavées, et voulait s'arrêter tous les dix mètres pour prendre des photos. Au début, son attitude de touriste m'agaça un peu, mais au bout d'un moment, je vis cela comme un défi et me forçai à tout voir avec des yeux neufs, comme si c'était la première fois que, moi aussi, je mettais les pieds dans cette ville.

Je voulus le faire entrer dans le parlement de Bretagne, mais on se fit refouler à l'entrée. Apparemment, il fallait réserver la visite à l'office de tourisme. Thomas insista pour faire le musée des beaux-arts à la place. J'hésitai un peu à le laisser y aller seul et à rentrer à l'appart' pour bosser. Même s'il avait l'air de passer un bon moment en ma compagnie, la crainte qu'il ne disparaisse sans crier gare m'en empêcha. Que dirais-je à Mme Thébaud s'il faisait une nouvelle fugue ?

Je n'y connaissais pas grand-chose en peinture ou en art en général, et je pensais que les musées étaient des endroits bâtis pour l'ennui. Je me trompais. Thomas avait visiblement comme objectif de visiter toutes les salles. Les premières m'intéressèrent peu, mais, quand nous arrivâmes à l'aile des peintres des XIXe et XXe siècles, je me perdis de longues minutes dans la contemplation d'une vague bleue qui semblait sortir de la toile tant les couleurs étaient vibrantes. Le peintre s'appelait Georges Lacombe. Le nom ne me disait rien, mais je me jurai de le retenir.

L'heure du déjeuner était largement passée lorsque nous ressortîmes. Je mourais de faim. Mes faibles moyens d'étudiant boursier ne me permettaient pas d'inviter Thomas à la crêperie tous les jours. Mme Thébaud avait parlé d'une contrepartie financière à mon rôle d'hôte, mais je préférais ne pas trop compter dessus. Je l'emmenai donc au RU. J'avais plusieurs tickets d'avance, ça ne ferait pas un trou dans mon budget. Frites et steak haché : à défaut d'originalité, c'était mangeable.

Encore une fois, je m'étonnai de la facilité que j'avais à parler à mon visiteur. Moi qui ne savais jamais quoi dire aux gens que je connaissais mal et qui détestais les tête-à-tête, avec lui, j'étais une vraie pipelette. Peut-être était-ce le fait de ne pas parler dans ma langue maternelle qui était libérateur. Quand je parlais avec un Français, j'étais terriblement conscient de mes tics de langage, j'avais honte de mes hésitations. Avec Thomas, aligner phrase après phrase était un plaisir. De temps en temps, il répondait en français. Son accent était adorable.

J'avais séché les cours du matin, mais je ne voulais pas manquer celui de l'après-midi. Je proposai à Thomas de m'y accompagner. L'idée d'assister à un cours de littérature allemande en France l'amusait. M. Collignon se déclara ravi d'avoir un étudiant de plus. Du coup, nous étions quatre. Une vraie foule. Il demanda à Thomas de lire le texte, histoire qu'on profite de la prononciation d'un natif.

À la sortie, Laura et Marine lui posèrent une multitude de questions. D'où il venait, combien de temps il restait, est-ce qu'il aimait la Bretagne... Elles l'accaparèrent pendant une bonne demi-heure. Je connaissais déjà les réponses à toutes ces questions et restai silencieux. Je me sentais agacé sans trop savoir pourquoi.

Je fus soulagé quand nous reprîmes le chemin de mon appart'. Il insista pour faire la cuisine et nous improvisa des pâtes au jambon et à la sauce tomate. Je n'avais pas grand-chose d'autre dans mes placards. Toutefois, le fait que je n'aie que du beurre salé le perturba davantage. Il fit du thé pendant que je m'occupai de la vaisselle. Sans se concerter, on avait trouvé un rythme confortable. J'étais heureux de sa présence.

Il m'avait dit qu'il aimait les films d'animation et la SF, alors je téléchargeai des sous-titres en allemand pour Renaissance, que j'avais déjà sur mon disque dur. On avait déplié le clic-clac et posé l'ordi sur le bureau, à un mètre de nous. Je réalisai que cela faisait plus d'un an que je n'avais pas regardé un film avec quelqu'un. Mes parents regardaient toujours des émissions de variétés qui m'insupportaient, ou bien des navets. Je préférais bouquiner dans ma chambre quand je rentrais pour le weekend.

On s'était déjà brossé les dents et mis en « pyjama » avant de lancer la vidéo. Quand le film fut terminé, on n'eut qu'à se glisser sous la couverture. Je n'étais pas fatigué, et lui non plus. On commença à parler du film, et ensuite, de tout et n'importe quoi. Il devait être plus de deux heures du matin quand on s'endormit enfin.

Il était blotti contre moi quand le réveil sonna. Je m'extirpai délicatement et sortis prendre une douche. Je ne pouvais m'accorder une deuxième journée de tourisme avec ma dissert' à écrire. Il vint à nouveau avec moi en cours, puis je l'emmenai à la bibliothèque. Je lui donnai mon mot de passe pour qu'il puisse aller sur Internet avec les ordinateurs de la BU, et je me mis enfin sérieusement au boulot.

Nous ressortîmes de là à dix-neuf heures. J'avais un plan et j'avais écrit mon intro : le plus dur était fait. En cours, Marine et Laura avaient insisté pour qu'on sorte boire un verre avec elles ce soir-là. C'était le dernier jour en France de Thomas, et l'idée semblait lui plaire. On repassa manger à mon appart'. De toute façon, les filles ne nous attendaient pas avant vingt-deux heures. J'aurais bien aimé passer la soirée seul avec lui, comme la veille, mais je comprenais qu'il ait envie de sortir. Je lui fis découvrir la fameuse « rue de la soif », avec son ambiance si particulière des jeudis soirs étudiants. Les filles nous attendaient à La Banque, une ancienne prison reconvertie en bar.

Le Correspondant inattenduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant