Chapitre 7

761 82 14
                                    

Lorsque le réveil fit entendre sa sonnerie stridente, nous n'avions pas bougé d'un pouce. Il était toujours blotti contre moi, et le bras que j'avais passé sous ses épaules était complètement engourdi.

Heureusement, il avait déjà fait son sac la veille, avant que nous ne partions pour le bar. Nous n'avions même pas dormi cinq heures en tout. Le trajet jusqu'à la gare se fit en silence. Nous avions trop à dire et pas assez de temps. Il fixait le sol du métro, les yeux embrumés de fatigue. Moi, je fixais son visage. J'essayais de graver ses traits dans ma mémoire. Je compris soudain que je ne le reverrais peut-être jamais. Ça me fit un drôle de choc, comme un coup de poing qui vous coupe la respiration.

Je me rapprochai de lui et sortis mon portable. Il comprit immédiatement mon intention et prit la pose à mes côtés, offrant à l'objectif du téléphone un de ses plus beaux sourires. Je lui montrai la photo. La lumière blafarde du métro ne m'arrangeait pas, surtout un lendemain de fête. En comparaison, Thomas était resplendissant. Il se moqua gentiment de mon air hagard et réclama que je lui envoie la photo. Je la transférai aussitôt à son numéro. Cette pause souvenirs avait occupé les dernières minutes du trajet : nous étions à la gare.

Nous n'étions pas spécialement en avance ; son train serait là dans cinq minutes à peine. Je repérai le numéro du quai sur le tableau d'affichage.

« Quatre. Viens, c'est par là. »

Je descendis avec lui jusqu'au quai. Le panneau lumineux indiquait que le TGV arriverait dans trois minutes. J'avais souvent entendu les gens dire qu'ils détestaient les départs, mais je n'en avais jamais vraiment vécu moi-même. Je commençais à comprendre ce qu'ils voulaient dire. Je ne savais plus quoi dire ou quoi faire, à part attendre bêtement que les trois minutes s'écoulent. Je me disais qu'il fallait que j'en savoure chaque seconde, parce que c'était sans doute les derniers instants que je passais avec ce garçon qui me faisait me sentir si bien. Mais plus j'essayais d'en profiter, plus mon angoisse grandissait. J'avais envie que ce soit déjà terminé. Il ne servait à rien de prolonger cette torture.

« Bon... eh ben... »

Je ne savais pas exactement ce que je m'apprêtais à dire. Probablement une banalité, comme quoi j'avais été heureux de le rencontrer ou une connerie du genre. Il m'interrompit :

« Maël ?

— Oui ?

— Tu veux m'embrasser ? »

J'arrêtai net mon monologue intérieur sur la pénibilité des adieux. Il avait son énorme sac sur le dos, qu'il entreprit de décrocher pour le poser à terre. En le faisant glisser, il se trouva déséquilibré, et j'accompagnai de mon bras le mouvement du sac jusqu'au sol. Quand il se redressa, nous étions dans la position idéale, et j'avais cessé de réfléchir depuis de longues secondes. La veille, je m'étais laissé aller à rêvasser, à imaginer l'embrasser au détour d'une ruelle, mais je n'avais jamais pensé que ça puisse devenir réel.

J'avais l'impression que nos lèvres venaient à peine de se trouver quand il se détacha de moi. Le train était entré en gare. Tous les autres passagers étaient déjà montés à bord. Thomas ramassa hâtivement son bagage et grimpa à l'intérieur, sans se soucier du numéro de wagon. Il se retourna vers moi, mais les portes automatiques se refermaient déjà.

« Appelle-moi ! »

Je restai quelques minutes immobile sur le quai, alors que le TGV qui emportait Thomas n'était déjà plus visible. J'avais la sensation étrange de m'être à la fois perdu et trouvé. Je laissai mes pieds m'emmener jusqu'à la fac, même si je n'avais pas cours avant encore plusieurs heures. Je m'installai dans un coin tranquille de la bibliothèque, persuadé que je n'arriverais pas à travailler. Étrangement, lorsque je sortis de là à treize heures pour m'acheter un sandwich, j'avais écrit plus de la moitié de ma dissert'.

Il m'appela le soir même, pour me dire qu'il était bien arrivé. Le dialogue commença par tourner un peu en rond. Je ne savais pas vraiment quoi lui dire et, visiblement, lui non plus. En plus, le téléphone grésillait, rendant la conversation en allemand difficile à comprendre pour moi. Il y avait une espèce de non-dit qui flottait entre nous, l'étrangeté de la distance après ces deux jours passés ensemble et le souvenir de ses lèvres.

Je me trouvais à la fois soulagé et déçu quand il raccrocha. La même sensation qui m'avait habité sur le quai de la gare. J'avais envie d'entendre encore sa voix, mais ces silences qui s'étiraient en longueur et ces platitudes qu'on se débitait l'un à l'autre me mettaient mal à l'aise. Je ne savais plus quoi penser de cette histoire. Est-ce que c'était la dernière fois qu'on se parlait ? Un adieu téléphonique, et puis on n'entendrait plus jamais parler l'un de l'autre ? Quelque chose en moi espérait très fort que non, mais mon caractère défaitiste essayait déjà de se persuader que c'était plus simple comme ça.

J'essayai de ne plus y penser. Je me laissai aller à des rêveries idiotes où il débarquait à mon appart' au milieu de la nuit. Je me faisais des films. J'essayai de ne plus y penser.

Le lendemain était un samedi, mais je restai à Rennes pour m'obliger à finir ma dissert' et enfin pouvoir attaquer les révisions pour les partiels. Et puis, surtout, je n'avais vraiment pas envie de croiser Élodie. Je ne lui avais pas reparlé depuis le coup de fil de mardi. Je n'avais jamais vraiment apprécié ses parents, mais je n'aurais jamais imaginé son père capable de sortir des horreurs pareilles.

J'étais énervé contre Élodie, pour ne pas s'être opposée à lui, pour ne pas s'être excusée auprès de Thomas. Au téléphone, elle était visiblement très mécontente du comportement de son correspondant. Elle lui en voulait de l'avoir inquiétée et de l'avoir mise en difficulté face à ses profs et camarades au lycée. Mais je ne l'avais pas entendue dire qu'elle en voulait à son père. Je pressentais que cette affaire serait le coup de grâce pour notre amitié. Je n'avais plus envie de la voir. Je pensais à ce que son père dirait de moi, s'il m'avait vu embrasser Thomas.

Selon toute probabilité, ni Élodie ni sa famille ne voyaient en moi un gay potentiel. Moi-même, je n'avais jamais réfléchi à la question plus que ça. J'étais sorti avec une fille l'année précédente. Ça avait duré deux mois. Elle m'avait largué pour se mettre avec un autre type, et ça ne m'avait rien fait. Ni jalousie, ni tristesse, juste l'impression qu'on avait tous les deux perdu notre temps. J'en avais conclu que c'était moi, que je n'étais juste pas assez à l'aise avec les gens pour avoir une relation satisfaisante, que je n'étais pas fait pour être en couple. Je m'étais peut-être trompé. J'avais partagé plus avec Thomas en deux jours qu'avec Tiphaine en deux mois.

J'avais envie de me taper la tête contre les murs. Il n'était pas majeur, et il était à huit cents kilomètres d'ici, dans un autre pays. Et il semblait bien que j'en étais tombé amoureux. C'était du grand n'importe quoi.

Le Correspondant inattenduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant