Chapitre 3

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Je lui avais prêté une serviette et il avait disparu sous la douche après m'avoir enfin donné le fin mot de l'histoire. Ce qui me laissait libre de passer quelques coups de fil.

Je fus très froid avec Élodie. Elle ne m'avait effectivement pas tout dit, et ce qu'elle me cachait était franchement moche. Je ne l'appelais cependant que pour avoir le numéro de Mme Thébaud. C'était elle qui encadrait cet échange scolaire et qui avait la responsabilité de mon petit protégé. Je la connaissais bien. Elle avait été ma prof d'allemand de la seconde à la terminale. Et pendant ces trois années, j'avais été son chouchou. Il faut dire que je devais être le premier de ses élèves depuis pas mal de temps à avoir choisi de faire une licence d'allemand. Elle avait été très fière de mon 18 au bac — peut-être plus fière que moi. Je ne l'avais pas revue depuis la remise des diplômes.

« Mme Thébaud ? Bonsoir. J'espère que je ne vous dérange pas ? C'est Mäel Kerjean. Vous vous souvenez de moi ? Voilà, je vous appelle à propos de Thomas... »

C'est à ce moment-là que je me rendis compte que je ne connaissais même pas son nom de famille.

« Oui, Thomas, le correspondant allemand. Voilà, c'est un peu compliqué, je vous explique. Il n'a pas disparu, il est chez moi. Si, oui, il a fugué, mais c'est bon, on l'a retrouvé, il est chez moi. À Rennes. Alors... Non, non. Il va bien. Ce qui s'est passé ? Voilà, il y avait un reportage hier soir sur le mariage gay, la manif pour tous et tout ça. Et là, bon, le père d'Élodie s'est mis à faire tout un tas de remarques super homophobes. Que c'était contre nature, dégueulasse, qu'il aimait pas les types qui s'enc... Heu, pardon, Madame... Enfin, vous voyez le genre. Et puis il a fini par prendre Thomas à partie, à lui dire que les Allemands avaient failli régler le problème, que c'était dommage qu'ils se soient arrêtés en chemin et qu'il faudrait réinstaurer le triangle rose. Voilà. Thomas l'a très mal pris. Il n'a rien répondu, il est allé se coucher et il a fait ses bagages le lendemain matin. Oui, tout à fait. Oh, ben, j'étais allé boire un verre avec Élodie et le reste du groupe samedi, oui, c'est comme ça que je l'ai connu. Il ne devait pas savoir où aller, alors il est venu ici. Très bien, Madame. Y a pas de quoi. Oui, je vous tiens au courant. Au revoir. »

Thomas était sorti de la douche et me regardait, l'air un peu inquiet. Je lui adressai un sourire qui se voulait rassurant.

« T'inquiète. Rien n'a changé, tu dors toujours ici ce soir. Et demain, on avisera. »

Il se détendit visiblement. J'étais toujours aussi fasciné par la mobilité de son visage. Les expressions s'y peignaient et s'y défaisaient à une vitesse incroyable. Il avait l'air un peu gauche, en caleçon et tee-shirt, prêt pour la nuit. Ses mouvements manquaient d'assurance, il semblait ne pas savoir quoi faire de ses membres. Maladresse de l'adolescence. J'étais heureux d'être sorti de cette période.

Pourtant, je devais reconnaître qu'il possédait une sorte de courage que je n'avais pas à son âge. Il avait fait du stop jusqu'à Redon et, de là, il avait pris le train pour Rennes. Comme toutes les dépenses étaient censées être couvertes par les organisateurs et sa famille d'accueil, ses parents ne lui avaient donné qu'une cinquantaine d'euros d'argent de poche. Qu'il avait déjà dépensé en grande partie au matin de sa fugue. Il ne lui restait plus qu'un billet de vingt qu'il avait dû sacrifier pour le train. Il s'était retrouvé sans un sou en poche dans une ville inconnue, dans un pays dont il parlait mal la langue, sans la moindre certitude que j'allais répondre à son appel. Culot ou inconscience, je n'en étais pas sûr, mais j'étais assez impressionné.

Je n'avais pas de deuxième matelas, et pas non plus de couvertures supplémentaires. Heureusement, plutôt qu'un lit simple, j'avais choisi un canapé clic-clac qui, la plupart du temps, était déplié pour former un lit. Je laissai Thomas aller se coucher en premier. Il avait eu une journée éprouvante et moi, je voulais avancer un peu sur Dürrenmatt.

Il dormait déjà quand je le rejoignis, même si j'avais dû laisser la lumière allumée pour travailler. Je vivais dans un petit studio où une seule et même pièce me servait de salle à manger, chambre et bureau, avec une minuscule kitchenette dans le hall d'entrée. Je m'en contentais sans problème mais, dès que j'avais un invité, on se sentait un peu à l'étroit. J'éteignis la lumière et me glissai à mon tour sous les draps, en caleçon et tee-shirt moi aussi. Ça me faisait bizarre ; d'habitude, je dormais torse nu, mais le clic-clac était plus étroit qu'un lit deux places et, si on se heurtait accidentellement dans notre sommeil, je n'avais pas envie d'être à moitié nu. Je fis de mon mieux pour ne pas le déranger. Il grogna un peu et se tourna de l'autre côté, toujours endormi.

Le Correspondant inattenduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant