Chapitre 1

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Couverture : photo libre d'utilisation par Myicahel Tamburini

Cette nouvelle est d'abord parue aux Éditions Láska et j'en ai récupéré les droits il y a peu. Plutôt que de lui chercher un nouvel éditeur, j'ai décidé de la partager gratuitement avec vous. :)

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Tout ça, c'était la faute d'Élodie. J'avais du mal à penser autre chose en sortant du métro pour émerger place Sainte-Anne. Mon portable émit un bip pour la troisième fois en dix minutes. Je n'aurais pas dû lui donner mon numéro. C'était la faute d'Élodie parce qu'elle avait insisté, que je m'étais senti contraint et que j'avais horreur de ça, et puis, surtout, parce qu'il fallait bien que ce soit la faute de quelqu'un. Je regardai le texto que j'avais reçu, sans grande conviction, pressentant déjà que ce serait une variation quelconque des deux précédents.

J'attends à toi. Merci encore.

Il écrivait en français, ce qui était mignon. Peut-être. J'avais du mal à en être certain. Il était surtout une belle épine dans le pied, et j'avais autre chose à fiche avec les partiels qui arrivaient la semaine prochaine.

Je n'avais pas vu ce semestre filer, et ça faisait une raison de plus pour laquelle j'aurais dû refuser l'invitation d'Élodie. Rester chez moi à bosser, tranquille, finir de lire Dürrenmatt, avec de la musique sur les oreilles, et Mallow sur les genoux. Ce chat était ma motivaion principale pour rentrer chez mes parents presque tous les weekends, en dehors des petits plats de maman et du fait que ça me faisait économiser la laverie automatique.

Au lieu de lire Das Versprechen en digérant le bœuf en daube de ma mère, je m'étais retrouvé au Bouffay, où j'avais rejoint Élodie, quelques amis à elle, et leurs corres' allemands. Certains d'entre eux avaient mangé là, et je dus écarter une serviette parfumée au jus de moules marinières pour pouvoir m'asseoir. Élodie avait vraiment insisté pour que je vienne, mais ça ne voulait pas dire qu'elle allait faire l'effort de me présenter aux autres. Ils parlaient fort, ils ne faisaient pas attention à moi. J'étais allé me chercher une bière, histoire de me donner une contenance.

Élodie avait le même âge que moi, mais elle avait redoublé sa seconde et raté son bac, ce qui voulait dire qu'elle était toujours au lycée tandis que, moi, ça faisait deux ans que j'étudiais à Rennes. À l'époque du lycée, je n'avais pas vraiment d'amis dans ma classe. Elle non plus ; du coup, on passait tous nos midis ensemble. Le genre de liens qui vous font croire à une amitié durable, mais qu'on a tendance à oublier dès qu'on s'éloigne. Sauf qu'on arrivait encore à se voir de temps en temps, quand je rentrais pour les weekends. Mais nos préoccupations n'étaient plus vraiment les mêmes, et j'esquivais souvent ses invitations. De toute façon, comme ses parents n'étaient pas franchement ravis qu'elle ait planté son bac, elle devait négocier ferme pour sortir. Ça m'arrangeait assez, sans que j'ose totalement me l'avouer.

Pour ce weekend-là, par contre, elle avait un argument en or, tant pour ses parents que pour moi : le corres' allemand. Moi qui me plaignais qu'on ne faisait pas assez d'oral en cours, j'allais pouvoir parler avec de vrais Allemands, m'avait expliqué Élo avec un enthousiasme suspect. Elle avait terminé son coup de fil par : « Oh, allez, viens, je comprends rien à ce qu'il raconte, il parle à peine français, il faut que tu me sortes de là. »

C'était plutôt rare que des élèves de Terminale aient un correspondant, mais, visiblement, il y avait plus d'inscrits en cours de français chez eux que de germanistes chez nous. Du coup, les profs avaient été obligés de racoler dans le niveau supérieur. Élodie ne partirait pas en Allemagne, elle se contenterait d'accueillir quelqu'un.

De retour à table, Élodie m'accueillit avec une petite moue.

« T'aurais pu me ramener une bière, à moi aussi. »

En plus de me vampiriser pour que je l'aide sur ses disserts de philo, elle était perpétuellement fauchée et s'attendait à ce que je paie pour elle quand on sortait. Le type en face d'elle maugréa quelque chose et je compris qu'il se proposait pour aller lui chercher à boire.

« C'est ton corres' ? demandai-je.

— Oui. Il s'appelle Thomas. Tu vas voir, il est cool. »

Il revenait déjà avec deux demis et un air surpris.

« Très petit », déclara-t-il en désignant les verres du menton.

Je hochai la tête. C'est vrai que les Allemands n'étaient pas habitués à boire leur bière dans des verres de vingt-cinq centilitres.

On trinqua tous les trois à coup de « Prost ! » « Santé ! » « Yec'hed mat ! ».

« C'est quoi, ça, "yec'hed mat" ? demanda Thomas.

— C'est en breton. Tu sais, la langue d'ici, en Bretagne.

— Aah. D'accord », répondit-il en hochant la tête d'un air concentré.

Je n'étais pas sûr qu'il ait saisi, alors j'entrepris de lui réexpliquer, en allemand cette fois-ci. Son visage s'éclaira. Je trouvai fascinante la façon dont ses traits pouvaient s'animer aussi soudainement. J'avais rarement vu quelqu'un d'aussi expressif. On se mit à parler des différences entre langues régionales et dialectes. Il m'expliqua que sa grand-mère parlait bas allemand avec les gens de sa génération et qu'il parvenait à la comprendre si elle parlait lentement, mais que ça lui aurait fait trop bizarre d'essayer de le parler lui-même. Je lui dis que mes grands-parents parlaient breton, mais que je n'y comprenais rien, parce que ça n'avait rien à voir avec le français.

Élodie avait depuis longtemps décroché de la conversation. Je levai la tête et me rendis compte que les Français parlaient entre eux, et les correspondants allemands faisaient de même, chacun de leur côté. Thomas et moi étions les seuls à faire l'effort de discuter dans la langue de l'autre. Je trouvais ça dommage.

Élodie boudait dans son coin. Je n'avais pas spécialement envie de lui payer une autre bière pour la dérider. De toute façon, le bar allait bientôt fermer. Thomas me demanda mon numéro et je le lui donnai machinalement, sans réaliser qu'il n'y avait a priori aucune raison qu'on se revoie.

« Comment tu t'appelles, en fait ? demanda-t-il en inscrivant le numéro dans son portable.

— Maël. »

Le tréma sur le ë le rendit perplexe quand je lui épelai mon prénom, et je dus lui prendre l'appareil des mains pour taper à sa place. Quand je le lui rendis, il me gratifia d'un autre de ses sourires éclatants.

Le Correspondant inattenduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant