CHAPITRE 6

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Je me redresse d'un bond, papillonnant plusieurs fois des paupières. Je me redresse afin de me rasseoir correctement dans le canapé. Me revoilà dans le monde réel...
Je m'étire et me fait craquer la nuque qui est mise à dure épreuve aujourd'hui.
Je pense commencer à comprendre la fonctionnement. Pour entrer dans mon dessin, il faut que je le lève devant moi. Et pour sortir... J'ai l'impression que c'est un temps. La prochaine fois que je rentre dans le dessin, il faudrait que je calcule le temps que je passe dans le dessin. Ça serait dommage que je rate des trucs super important à cause de mes petites "expériences".
Par contre, je suis vraiment contente. Le bonhomme bâton était là. Une fois encore. Il a accepté que je le regarde. Lui aussi était dans mon précédent dessin. Lui aussi a voyagé d'une feuille à une autre. Il doit savoir quelque-chose. J'en suis certaine.

Soudain, j'avise un tas de vêtements, près du meuble télé. Je m'en approche prudemment et le déplie. Je découvre le peignoir que j'avais abandonné aux pieds de la femme. Par acquis de confiance, je baisse le regard sur mon corps et retient un petit cri de surprise. J'enfile immédiatement le peignoir autour de mon corps nu. La robe bleue a disparu. Comme ça. Pfffiou. Je vérifie que j'avais bien tiré les rideaux des fenêtres et me détend en voyant que oui. Au moins, personne ne m'a vu. C'est déjà ça.
Malgré ça, ma mésaventure m'a appris quelque chose. Les objets de la réalité ne peuvent rester dans le dessin et inversement, les objets du dessin ne peuvent pas rester dans la réalité.
Je serre les pans de mon peignoir autour de moi. Je remonte les épaules et plonge les mains dans mes poches, morte de froid. Le bout de mes doigts rencontrent une surface plate assez rigide. Je fronce les sourcils et m'en empare, le sortant de sa poche. C'est un bout de papier plié en quatre. Je le déplie.

QUI ES-TU ?

OK, rectification. Tous les objets du dessin ne peuvent pas rester dans la réalité. Sauf quelques uns, apparemment. Mais qui me l'a glissé dans la poche ? Les deux mannequins ? Le bonhomme bâton ? Impossible. Les deux premiers sont inertes et le troisième ne possède pas de mains. Alors qui. Qui se trouve dans mon dessin ?
C'est avec cette question en tête que je prépare mon dîner avant de m'affaler dans mon lit-canapé pour regarder un film.

§§§

— Lucy ! Lucy !
Je me retourne à l'entente de mon prénom et découvre Rogue Cheney, un prof de sport, qui me fait de grand geste en marchant rapidement dans ma direction. Je m'arrête pour l'attendre et lui sourit lorsqu'il arrive à ma hauteur.
— Salut.
— Hello.
On se fait rapidement la bise.
— Tu commences à quelle heure, je lui demande.
— Là, à 8h et toi ?
— Pareil.
— Bah ça va, on a encore un peu de temps devant nous.
Je hoche la tête et nous marchons tranquillement jusqu'en salle des profs. Il m'arrête au détour d'un couloir.
— Lucy, est-ce que tu fais du sport ?
Je rougis malgré moi. Il y a quelques années, je courais. Mais ça fait un moment que j'ai arrêté. Ça se voit ? C'est pour ça qu'il me dit ça ?
Mais je pense qu'il a du voir ma tête parce qu'il éclate de rire.
— Non, non, il n'y a aucun sous-entendu. C'est juste que le lycée a l'intention d'ouvrir des petits clubs sportifs lors de la pause du déjeuner, entre midi et deux. Du coup j'essaye de voir différents sports qui seraient susceptibles d'intéresser les éleves et surtout, voir s'il y aurait des profs volontaires pour nous aider. Bien sûr, chaque club aura au moins un prof de sport avec lui.
Je me frotte l'arrière du crâne, un sourire un peu gêné sur les lèvres.
— Bah... Avant je courrais un peu...
— La course ? Mais c'est une super idée ! Merci Lucy ! Tu me donnes une super idée ! On se retrouve au gymnase à une heure, pour en discuter !
Je n'ai même pas le temps de protester qu'il part en trottinant jusqu'à la salle des profs où il dépose juste la pochette qu'il tenait dans les mains avant de partir rejoindre ses élèves dans le hall car la sonnerie a retentit.
Je me dépêche moi aussi de rejoindre ma salle de classe, me maudissant de ne pas être arrivé un peu plus tôt car je n'ai pas eu le temps de me prendre un café.
— Bonjour, bonjour, je lance précipitamment aux élèves, des quatrièmes.
— B'jour m'dame...
Je les laisse entrer dans la salle d'un pas tout aussi morne que leur ton. D'accord... Bon bah, la dynamique et la joie de vivre ne sont pas vraiment au rendez-vous.
— Bonjour madaaaaame !!!
Oh mon dieu !! Loué soit le seigneur ou tout autre machin supérieur ! Un adolescent de 4ème B qui a de l'énergie !! C'est le Messi !! Cette personne est le Messi !!

— Bon, formez des duos s'il-vous-plaît.
Alors que toutes les autres classes faisaient un capharnaüm monstre pour trouver leurs partenaires, ces élèves sont... Mous. Ils sont juste mous. Mais bon, au moins les groupes sont formés et Luxus, le prof d'anglais dans la salle à côté, ne me passera pas un savon à cause du brouhaha pour cette heure-ci. J'installe deux duos à chaque table avant de recommencer mon petit discours habituel même si je mets plus d'entrain que d'habitude en essayant de compenser le manque du leur.
— Bonjour ! Je suis votre nouvelle prof de dessin, Lucy Heartfilia ! Oui, je viens de dire mon prénom parce que oui, nous aussi, les profs, nous avons été jeune un jour ! Et le premier qui demande si j'ai croisé un brontosaure va suivre le cours d'anglais de monsieur Drear dans la salle à côté ! Donc oui, nous aussi nous avons été jeunes et notre but ultime, c'était de découvrir le prénom des profs. Comme maintenant enfaîte. Donc voilà, voici le mien ! Plus besoin de chercher, pas besoin de faire l'annuaire non plus. Bon, on va passer au moins cette année ensemble. Alors pour commencer, sachez que le dessin est un art où on laisse vagabonder l'imagination. Pas besoin de "savoir" dessiner pour faire de l'art. Il n'y a pas de mauvais coups de crayons, il n'y a que des styles différents. C'est pourquoi je ne tolérerai aucune moquerie. Vous pouvez être certain que je vous colle tout le mercredi après-midi si vous vous moquez de la création d'un de vos camarades. C'est bien clair ? Le dessin c'est une liberté et un moyen de s'évader, de ne plus penser à rien. Faites comme si vous étiez dedans, construisez le monde que vous voulez voir autour de vous. »
Bon, pour cette dernière close, moi, je n'ai même pas besoin de "faire comme si". Je vais dans mes dessins. Je voyage dans mes créations.
Je remarque que mon petit discours en a réveillé certains qui me remarquent avec des yeux pétillants. Oh purée ! Ils sont vivants ! La classe de 4B n'est pas composée que de zombies !!
Je fais l'appel et apprend que l'adolescente enjouée du début se nomme Jubia Lovsker. Elle a de longs cheveux bleus qu'elle attache en deux couettes hautes.
— Bon ! Alors voici votre premier sujet de l'année. Dessinez ce qui vous passe par la tête. Là, maintenant. Tout de suite. Vous avez une heure mais ce n'est pas noté.
Je distribue une feuille blanche à chacun alors qu'ils prennent un crayon pour commencer à dessiner.

Je passe dans les rangées, regardant les dessins, contemplant les pensées de mes élèves. Mais je me fige devant la feuille de Jubia. Il n'y a rien. Elle est vide. Complètement vierge.
— Eh bien alors, Jubia ?
La jeune fille lève les yeux vers moi, un regard que je trouve étrangement vide.
— Je ne trouve pas, madame. Je n'ai rien qui me traverse l'esprit. Je suis vide.
— Personne n'est vide Jubia.
— Si madame. Moi. Je ne pense à rien. Je ne sais pas quoi dessiner.
Je pose deux doigts sur chacune de ses tempes.
— Tu vois, entre mes doigts, il y a quelque chose qui s'appelle un cerveau. Et ce cerveau stock des tonnes et des tonnes d'informations. Que ce soit des images, des sons, des vœux, des odeurs, des textures, des goûts. Et inconsciemment, ton cerveau te les rappelle. C'est impossible de ne pas penser. Le cerveau est toujours en activité. Alors, pour t'aider, je vais dessiner un trait et à partir de ce trait, tu dois construire un dessin, d'accord ?
Elle hoche la tête. Alors, je retire le crayon qui maintenait mes cheveux attachés et trace une ligne courbe sur sa feuille.
— Voilà, à toi de jouer maintenant.
Aussitôt, elle s'empare de son critérium et commence à dessiner.
Je souris et remonte mes cheveux avant de les rattacher avec mon crayon de papier.

— Allez ! Allez ! C'est la fin de l'heure, je vais vous demander de poser vos œuvres sur mon bureau et vous pourrez sortir.
Ils s'exécutent et sortent de la salle d'un pas traînant. Encore plus traînant qu'au début de l'heure. Oh my god... Je ne savais même pas que c'était possible.
Je regarde mon emploi du temps pour voir que j'ai un trou d'une heure. J'en profite donc pour prendre le paquet de feuilles.
La plupart des élèves ont dessiné des vêtements, des animaux, des jeux vidéos. Certains, deux ou trois, pas plus, ont dessiné des mangas, des animés ou des livres. D'autres c'est des films. Il y a de tout. Et puis il y a un dessin. Ce dessin. Que je reconnais si facilement. Juste avec cette courbe que j'ai moi-même dessiné.
Le style de dessin est très beau, très appréciable à regarder. Avec nombres de détails. Mais le dessin en lui-même ne l'est pas. Il est effrayant et pourtant, je ne parviens pas à en détacher le regard.
C'est une fille, de dos. Elle regarde derrière elle mais porte un masque souriant sur son visage. Et dans son dos, sont scotchés plusieurs morceaux de papiers comportant chacun un mot. Moche. Conne. Chiante. Nulle. Pute. Menteuse. Folle.
Je repose le dessin et me masse les tempes. Qu'est-ce qui se passe avec Jubia pour qu'elle pense à ça dans le dessin qui doit être le reflet de ses pensées ?

Tu n'étais qu'une esquisseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant