CHAPITRE 11

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Je referme la porte derrière les deux adolescents. Ils n'ont même pas pris la peine de me dire bonjour, me faisant bien comprendre qu'ils m'en veulent toujours à propos d'hier et qu'ils n'ont pas la moindre envie de se coltiner encore deux heures avec ce qu'ils pensent être la même rancœur.
— Asseyez-vous.
Ils prennent chacun place en face d'une feuille avant de sortir un crayon de papier et une gomme de leur trousse.
— Dessinez-moi le paradis.
Grey lâche un long soupir mais les deux se mettent à leurs tâches.

Au bout de trente minutes j'attrape leurs deux dessins et les observe. Sans un mot, je déchire celui de Grey avant de laisser les morceaux déchiquetés devant lui. Il les contemple, la mâchoire contractée en marmonnant.
— Maniaque de la déforestation...
J'observe quelques secondes celui de Jubia avant de le reposer devant elle, intacte.
— Continue, Jubia.
— Heiiiinnnn ?!
Le cri des deux adolescents me fait sourire.

Grey se penche aussitôt vers la jeune bleue pour regarder son œuvre. Mais la collégienne ne fais même pas attention à lui. Toute son attention est tournée vers moi, ses yeux rivés dans les miens. Son visage n'affiche aucune expression tandis que moi je lui montre un sourire mi-doux, mi-triste. Elle a compris où je veux en venir.
— Continu Jubia, je répète doucement.
Elle hoche lentement la tête avant de reposer sa mine de crayon sur la feuille.
— Faut dessiner une main, demande Grey.
— Non. Il faut dessiner le paradis.
Il ouvre la bouche et la referme. Il reprend une feuille. Mais cette fois, il ne dessine pas dessus. Il garde son crayon en suspension au-dessus de son support, regardant dans le vide, comme perdu dans un univers auquel je n'ai pas accès.
— Madame, est-ce que vous auriez des crayons de couleurs s'il-vous-plaît ?
Je vais derrière mon bureau pour prendre ma trousse et la lui tendre.
— Tiens, ce sont mes crayons personnels... Ton dessin mérite des crayons d'exception...
Elle me sourit. D'un sourire légèrement triste et résigné.
— Quand tu l'auras fini, viens me le montrer et on discutera un peu toutes les deux.
Elle aquisce en prenant mes crayons avec délicatesse et précaution.

Je me tourne ensuite vers le brun alors que j'aperçois son critérium bouger sur sa feuille.
— Alors, je lui demande.
— Je dessine des mains.
Je me penche au-dessus de lui tandis que son dessin commence à apparaître.
— Continue... C'est bien, Grey.
Il ne réplique rien, se concentrant sur son œuvre.

Je corrige les travaux de la 6ème E lorsqu'une voix m'appelle doucement.
— Madame...? J'ai terminé...
Je lève la tête et souris doucement à Jubia. Elle me montre lentement son dessin et je fais de mon mieux pour que mon sourire ne vacille pas.
— Suis-moi deux secondes dans la réserve.
J'ouvre la porte derrière mon bureau qui mène à une petite pièce meublée d'étagères croulant sur des feuilles, des toiles ou divers matériaux. Je fouille deux secondes dans un carton avant de sortir des pots de peintures. Je plonge un pinceau dans chacun des pots.
— Approche Jubia.
Elle le fait, me contemplant comme si une troisième tête m'était poussé.
— Peints ma main.
— Pardon ?
— Tu m'a très bien comprise. Tu as les peintures devant toi. Peints ma main de la façon que tu désires.
De plus en plus perplexe, elle s'exécute tout de même. Colorant le dos de ma main de toutes les couleurs possibles et imaginables.

Elle replonge le dernier pinceau dans le pot avant de dire que c'est terminé.
— Parfait... Alors maintenant, regarde.
Je m'avance vers elle avant d'entrelacer mes doigts avec les siens. Et doucement, je pose sa main sur la porte blanche.
— Alors, je chuchote, ça te dit quelque chose ?
— Pourquoi ?
— Pourquoi vous faites ça ?
— Parce que tu n'es pas seule.
— Vous ne savez rien de moi, madame.
— Mais tes dessins connaissent tout de toi.
Elle détourne le regard.
— Alors pourquoi tu ne dis pas la vérité dans tes dessins ?
— Je ne comprends pas ce que vous dites.
— Ton dessin est magnifique alors pourquoi ne le termines-tu pas ?
— Il est terminé.
— Je ne crois pas...
Je lâche sa main pour effleurer son dessin, juste sur le poignet d'une des deux mains entrelacés, celle qui est dans les tons monochromes, pas la pétillante de couleurs.
— Je ne vois pas de quoi vous vous voulez parler, réplique-t-elle d'une voix crispée.
— Pas de ça avec moi, Jubia.
En réponse, elle baisse la tête et attrape son poignet dans sa main.
— Comment est-ce que vous les avez vu ?
— Je suis prof, pas aveugle.
— J'ai fait attention pourtant.
— Ta bouche est prudente, pas tes dessins.
— Je ne vois pas en quoi ça vous regarde.
— Tant que tu seras scolarisée dans ce collège, ça me regardera.
Elle pousse la porte de la réserve et se dirige à grands pas vers son sac. Elle fourre rapidement toutes ses affaires, sans le moindre regard ni pour Grey, ni pour moi. Elle commence à se diriger vers la porte de la classe mais alors qu'elle a la main sur la poignée, elle se fige. Et elle me chuchote d'une bien étrange voix.
—Vous finissez à quelle heure lundi ?
—17 heures.
— Est-ce que je pourrais revenir de 17 à 18 heures ?
Je souris bien qu'elle ne puisse pas me voir.
— Ma porte t'est toujours ouverte.
Jubia commence à partir mais je l'a rappelle doucement.
— J'ai écrit mon numéro de téléphone sur le dos de ton dessin. N'hésite pas à m'appeler si tu as besoin.
La bleue se retourne vivement, me laissant voir les larmes aux coins de ses yeux.
— Merci, murmure-t-elle.
Et elle referme la porte à toute vitesse derrière elle.

Un silence suit son départ jusqu'à que Grey le brise.
— Vous lui avez fait quoi ?
— J'ai juste dit ce qu'elle avait besoin d'entendre.
— Et vous le pensiez au moins ? Ça n'a aucun intérêt sinon.
— Je ne vois pas l'utilité de mentir à quelqu'un, ça use bien plus d'énergie que de dire la vérité.
— Mon père dit que c'est égoïste parce que du coup, on pense qu'à nous, qu'on ne pense pas aux sentiments de la personne. Il dit que c'est mieux de mentir.
— Et toi, tu en penses quoi ?
Il hausse les épaules.
— J'en ai rien à faire. Je mens ou je dis la vérité quand j'en ai envie.
— Et elle varie en fonction de quoi cette envie ?
— Suivant la personne en face de moi.
— Et alors, je lance. Es-tu en train de me mentir là ?
Il m'adresse un sourire insolent.
— Qui sait ?
On se défie du regard pendant quelques instants jusqu'à ce que j'attrape vivement son dessin pour le contempler.
— Des mains, je souffle.
— Le paradis ne m'intéresse pas. Si ce truc existe vraiment, j'irais en enfer de toute façon.
Des mains. Des dizaines de mains. Poing fermé. Doigts comme des serres. Prêtes à gifler. Pointant d'un goigt accusateur. Index dressé, comme lorsqu'on intime le silence. Arrachant les vêtements du petit garçon qui se trouve au centre de la feuille, recroquevillé sur lui-même, les mains plaquées sur sa bouche.
— Ça représente quoi tout ça ?
Grey s'était levé de sa chaise le temps que je contemple son œuvre. D'un geste théâtral, il écarte les bras et rejette la tête en arrière.
— Bienvenu en enfer, madame Heartfilia !
Je le regarde longuement.
— Tu en as déjà parlé à quelqu'un ?
— Pourquoi faire, me demande-t-il en haussant les épaules.
— Pour remédier à cette situation, Grey.
— Je n'en vois pas l'utilité.
Je penche la tête sur le côté.
— Qui protèges-tu ?
— Personne.
— Je ne te crois pas, je lâche. Dans ton dossier il est écrit que tu as un petit frère de six ans ton cadet.
Imperceptiblement, je le vois se raidir.
— Et alors ?
— C'est lui que tu protèges ?
— Je ne protèges personne.
— Il est dit aussi que vous habitez seuls avec votre père. Laisse-moi deviner... Ton frère l'idolâtre, il est son idole ? Ou alors tu ne veux pas être envoyé en foyer car tu risques d'être séparé de lui.
Il détourne la tête et marmonne entre ses dents serrées.
— Ça ne vous regarde pas.
Avant que je ne puisse répliquer, la sonnerie annonçant 18 heures retentit. Grey attrape vivement son sac pour se diriger vers la porte mais je le rappelle juste avant. Il s'arrête et trépigne d'impatience tandis que je m'approche de lui.
— Lundi, tu resteras ici de 17 à 18h.
— Vous avez l'intention de me priver de ma vie sociale ?
Je ne réponds pas et lui tend un morceau de papier plié en quatre. Je le force à le prendre.
— Mon numéro est sur le papier.
Il le fourre sans ménagement dans sa poche.
— Je ne l'utiliserai pas.
— Mais tu l'auras.
Sans un dernier regard pour moi, il sort de la classe en claquant la porte derrière lui.

Tu n'étais qu'une esquisseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant