JOLAN
En direction du village Lakota Tituwan,
Samedi 21 août, 12 heures,
— Je te trouve bien pensif, Jolan, m'informe Kachina. C'est Winona qui te met dans cet état second ?
Je la foudroie du regard. Habituellement, j'apprécie sa compagnie. Kachina est la sœur aînée de Lenno et Adriel, mes meilleurs amis et aussi la meilleure amie de Dena.
Dena, c'est une fille qui a beaucoup compté pour moi il y a deux ans. Mais, maintenant, c'est de l'histoire ancienne. Dena et moi, c'est définitivement terminé.
Ça a à peine commencé ! me murmure ma voix intérieure, mais je la fais taire immédiatement. Malgré ce que tout le monde a pu en penser, Dena et moi c'était vraiment sérieux. J'ai toujours un pincement au cœur quand je pense à elle et surtout à nous. On aurait pu être heureux et le village n'aurait rien eu à redire. Elle a le Don. Pas le loup, OK. Mais qu'est-ce que cela change ?
Cela fait six mois que je n'ai pas eu de nouvelles. Loin des yeux, loin du cœur ? Après tout, elle a peut-être rencontré quelqu'un. Habituellement, cette idée me révolte. Depuis que j'ai croisé le regard de cette fille à la fin de l'année scolaire, je dois bien avouer que cela ne m'affecte plus tant que ça. La fille. Dena Dichali. Winona Dichali. Je soupire.
— Dena le sait, au fait ?
Et voilà. Exactement le sujet que je ne veux pas aborder. Kachina n'en rate pas une. Elle, son don, c'est de mettre les pieds dans le plat. Toutes les personnes et toutes les situations sont bonnes. Le pire, je crois, c'est qu'elle ne s'en rend même pas compte en plus !
Elle continue de me fixer de ses jolis yeux noisette. Elle n'est vraiment pas mal, en toute objectivité, mais nous sommes amis depuis toujours. C'est une sorte de sœur pour moi. Et c'est la même chose de son côté. Une amitié fraternelle avec son lot d'inconvénients : je ne peux jamais lui cacher quelque chose bien longtemps. On forme un quatuor particulièrement solide avec Lenno et Adriel, son frère cadet et son cousin, même si on s'est un peu éloignés depuis qu'elle est partie s'installer à Bordeaux, pour la fac.
On a grandi ensemble, cherchant à conserver notre culture originelle, celle de nos ancêtres à laquelle nous sommes viscéralement attachés et l'ère moderne dans laquelle nous nous devons d'évoluer. Je veux devenir vétérinaire et je ne parviendrai jamais à me faire une clientèle si je ne soigne qu'à base de poudre de sauge* ou de prière à Wakan Tanka*. Je me dois de vivre au XXIe siècle. Passer de l'univers Lakota à la vie « normale » est épuisant, mais je suis habitué. Je le fais depuis dix-neuf ans.
Kachina me sort de mes pensées en répétant sa question.
— Kachina, fiche-moi la paix. Surtout avec Dena.
— Alors, si je te parle de Winona, c'est bon ?
J'imagine l'immense sourire qui fend son visage alors que je fixe la route. Elle se moque ouvertement de moi. Il faut dire que tout est si inattendu... Et improbable. Personne jamais n'a développé le Don si tard, personne, et tout cela ne n'arrange pas vraiment mes affaires. Car Winona n'a pas reçu n'importe quel don. Non, elle a reçu le Loup. Le même totem que moi... Elle devient par conséquent ma moitié puisqu'elle est la seule Louve. Je soupire. Bon sang, les traditions me sortent parfois par les yeux.
Ma co-pilote reçoit un message et s'affaire aussitôt à pianoter sur son téléphone. Enfin, la paix. Je peux laisser divaguer mes pensées. Le problème, c'est le chemin qu'elles prennent. J'en viens à me contrarier moi-même. J'aurais pu penser à la rentrée. Ou à Wi et moi. Ou à ce danger terrible qu'évoque Awan, ma grand-mère depuis hier. Mais non, rien de tout cela. Je n'arrive pas à penser à autre chose qu'à elle.
Déjà, la première fois, il m'a fallu plus de trois semaines pour ne pas penser à elle au moins trois fois par jour. Pourtant, on a passé quelque chose comme trente secondes ensemble, le temps de lui tendre son foulard. Je n'ai pas pu m'empêcher de sentir son parfum envoûtant, addictif. Son trouble ressemblait au mien, je l'ai senti. Ses joues avaient légèrement rosi. La sonnerie de la récréation avait retenti. Celle que j'attends toute la journée. Pourtant ce jour-là, je l'ai détestée. La foule des élèves nous avait séparés. Mes pensées avaient été obsédées par ses yeux, ses lèvres et ses cheveux. Elle est vraiment très jolie.
Je ne pensais pas la revoir un jour. Je l'espérais bien sûr, mais quelle était la probabilité que l'on se croise aujourd'hui ? Pfff... et quelle idée de mettre une robe pareille... Je souris malgré moi en pensant à son fard et à sa maladresse. C'était adorable. Je n'ai pas pu m'empêcher de la faire rougir. Mais pourquoi ai-je joué le lover de ces dames ? « On se voit à la rentrée » passe encore, mais le clin d'œil, cela ne me ressemblait pas du tout. Moi, je suis plutôt du genre timide. Surtout que maintenant, je sors avec... Kachina m'interrompt encore :
— Awan a besoin de toi.
— Hein ? Euh oui, bien sûr. Du coup, tu t'occupes des fournitures avec Lenno ?
— Qu'est-ce qui te rend pensif comme ça ? Je sais que ce n'est pas ta nouvelle copine. Et je sais ce que tu en penses, même si tu ne dis rien.
Elle est à présent très sérieuse. Nous n'en avons pas encore parlé parce que c'était récent et que je n'ai pas envie d'évoquer mes fiançailles, mais Kachina marque un point. Il faut que j'en parle à quelqu'un. Ce soir, me dis-je.
— Dans le mille, lui affirmé-je avec un sourire mutin ; ce que je regrette aussitôt.
Cela ne me ressemble pas. Je me suis engagé, officiellement engagé. Je dois me sortir cette fille de la tête. De toute façon, je ne connais même pas son nom !
* * *
VOUS LISEZ
Lakota, 1. Origines
ParanormalEnola, 17 ans, souffre depuis toujours de ce qu'elle appelle des « absences », des sortes d'évanouissements qui lui font parler une autre langue et dont elle revient sans aucun souvenir. Ce problème récurrent lui gâche sa vie d'adolescente. Son...