Faible

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Jour après jour, le lac devenait un vrai dépotoir. Des algues mortes flottaient à sa surface, étouffées par la vase qui l'avait rendu opaque, les roseaux se fanaient et les insectes saturaient l'air qui sentait la pourriture. Moi-même, je ne volais plus. Mes ailes se tordaient chaque jour de plus en plus. Elles s'étaient racornies, flétries comme du papier. Mais j'y faisais à peine attention, assise seule sur mon rocher à pleurer toute la journée. Ma peau luisante s'était desséchée. Mes cheveux, autrefois d'un vert émeraude, jaunissaient comme des feuilles mortes. J'étais pitoyable. Kristoff lui-même semblait se désintéresser de moi. Maintenant, lorsqu'il venait me voir, il arrivait presque à reculons.

« Il faut vous ressaisir, m'assura-t-il d'un ton ferme.

-Je sais, mais je ne peux pas.

-Réfléchissez. Qui défendrez-vous dans un état pareil ?

A l'urgence dans sa voix, je comprenais où il voulait en venir. La tête toujours contre mes genoux, je répondis péniblement :

-Ne vous inquiétez pas. Si Elsa… si on vous cause des ennuis, je vous défendrai.

-Je ne crois pas, dit-il en secouant la tête d'un air fâché.

-Si, il le faudra bien. Vous êtes le seul ami qui me reste.

D'un geste, sans me quitter des yeux, il se leva de son banc et avança jusqu'à mon rocher, penché à la rive, tout près de l'eau, mais assez loin pour ne pas salir ses bottes cirées.

-Descendez s'il vous plaît, ordonna-t-il calmement.

Affaiblie, inapte à refuser, je m'appuyai contre la roche, dépliai douloureusement mes ailes et sautai jusqu'à la rive, au sec, où j'atterris dans ses bras. Alors, contre son torse qui sentait le cuir neuf et la soie parfumée, il me serra en étau et colla de force ma tête contre son épaule de sa main gantée de blanc.

-Je vous soutiendrai, quoi qu'il advienne, me murmura-t-il à l'oreille. Notre alliance fonctionne dans les deux sens. Mais il faut vous remettre, ou nous ne serons pas de taille pour notre bataille contre elle.

Mes yeux, brûlés par les larmes salées qui me creusaient les paupières, en se plissant, demeurèrent secs, déshydratés.

-Je ne peux pas la battre. Je ne peux pas. Je suis désolée.

Dans ces bras pourtant si puissants, au creux de ce poitrail d'acier, si fragile, je ne me sentais pas à l'abri. Je n'y trouvai aucun réconfort, encore moins lorsqu'il se sépara froidement de moi, les mains toujours agrippées à mes épaules, et me regarda droit dans les yeux avec une mimique de regret.

-Il le faudra pourtant, ou vous serez perdue. »

Incapable de soutenir son regard si vif malgré sa voix douce, je baissai la tête, lassée, et faillis tomber lorsqu'il relâcha entièrement sa prise sur moi.

-Reprenez-vous, me dit-il une dernière fois alors qu'il s'éloignait, ou elle nous aura tous les deux. Et je sais très bien que vous ne voulez pas me faire ça. Vous êtes une bonne gardienne.

-C'est faux. C'est faux, c'est faux, c'est faux. » Murmurai-je en me prenant la tête dans les mains et en tombant à genoux dans l'herbe inondée, prise d'une migraine atroce.

Pendant ce temps, plus loin, un homme et une femme marchaient côte à côte hors du village qu'ils venaient de traverser. En ce dimanche, eux qui, après des retrouvailles maladroites et désagréables, étaient arrivés sans bagage du train qui les avait conduits dans ce patelin étrange perdu dans les montagnes, personne n'était venu les accueillir à la gare. Maintenant, à l'intérieur des bois, sous un ciel gris de plomb, ils erraient, marchant vaguement dans la direction qui leur avait été indiquée lorsqu'ils avaient demandé leur chemin. En route, ils croisèrent soudain un jeune étranger habillé approximativement à la mode du XIXème siècle, en hautes bottes noires, costume blanc amidonné et foulard de soie. Il semblait pressé de quitter les bois.

« …pathétique, autant l'abattre… comme un chien malade. » L'entendit marmonner l'homme plus âgé d'un air mauvais, alors qu'il se croyait encore seul.

Lorsque les deux quinquagénaires l'abordèrent, le jeune homme s'arrêta et recomposa sous leurs yeux un visage aimable.

« En quoi puis-je vous aider ?

-Nous cherchons le lac, demanda la femme en faisant fi de son accoutrement ridicule.

Ce devait être à l'occasion d'une fête locale, se dit-elle en se remémorant la petite troupe en uniformes identiques qu'ils avaient entraperçue au bas des collines.

-Rien de plus facile. Continuez, vous vous dirigez tout droit vers lui. Si vous voulez bien m'excuser, on m'attend.

Alors qu'il prenait congé d'eux, à son tour, le vieil homme le retint.

-Vous qui en revenez, vous n'y auriez pas vu une jeune fille ? Elle est grande, les yeux bruns, les cheveux longs, et elle porte sûrement un grand manteau noir.

En scrutant plus attentivement les deux visages inquiets qui lui faisaient face, leur interlocuteur eut un choc.

-Vous êtes ses parents ?

Lorsqu'ils confirmèrent et le regardèrent, attentifs, prêts à entendre plus de détails sur elle, un sourire se dessina sur ses lèvres.

-Maintenant, ça me revient. Elle m'a parlé de vous, en effet. Elle n'attend plus que vous. Dépêchez-vous de la voir, vous serez surpris.

Comme de la malice pouvait légèrement être entendue dans sa voix, mon père mordit à l'hameçon et le regarda d'un air méfiant.

-Qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce qu'elle va bien ?

-Votre enfant est très bien, adorable, lui répondit-on en jouant sur les mots. Elle ne ferait pas de mal à une mouche.

« Kristoff » devait s'ennuyer au contact de mes parents. Pour lui, prononcer ces mots en cachant le profond dégoût dans sa voix était sans doute un défi personnel.

-Plus sérieusement, reprit-il d'un air obséquieux, je ne crois pas me tromper en disant que vous lui avez terriblement manqué.

-Bon, ça suffit, on y va ! » Répondit ma mère en prenant mon père par le bras.

C'est ainsi que tous les trois auraient du prendre congé l'un de l'autre, si ça n'avait été pour la petite troupe qui se dirigeait maintenant vers eux, prêts pour une nouvelle battue, et qui encouragea Kristoff à accompagner ses interlocuteurs jusqu'à mon domaine.

Jack F., Elsa et moiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant