2) Le couvre-feu

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"f) Comment vous sentez-vous aujourd'hui ?"
Je coince toujours à cette question. J'avoue que s'ils me donnaient des cadeaux à chaque fois que je me sentais mal, je le dirais plus souvent.
Mais à part si je refuse complètement de vivre, ils ne font rien. Je ne comprends donc pas trop à quoi sert cette question.
"Comme hier."
Je répond ça depuis des années, est-ce qu'il y a vraiment des gens qui lisent ça de toute façon ? Et qui ? Des marcheurs ?
"g) Vous ennuyez-vous ?"
Bah oui, connard, je suis enfermé dans un cube.
Ça n'a pas l'air de déranger les gens, mais c'était plus fun quand mes frères et soeurs étaient avec moi. À nos 14 ans, ils nous ont donné des maisons personnelles.
Je n'ai aucune idée d'où ils sont allés, mais loin de moi, en tout cas. Ils auraient au moins pu être mes voisins...

"Plutôt, oui."

Ça me fatigue de répondre à ça tous les jours, les premières années j'étais créatif, mais là...
J'ai hâte qu'ils nous donnent de nouvelles questions.
Même s'ils n'en prennent pas compte, au fond, je sais bien que des gens lisent tout ça. Je sais pas quel sont leur quotidien, peut-être une rangée de cubes qui ne sert qu'à ça : Lire les questions et prévenir les marcheurs si quelque chose de grave arrive.
C'est sûrement comme ça qu'ils ont su que j'arrêtais de répondre.

"Quelque chose à ajouter : place libre."
Avant, je faisais des dessins dans cet endroit. Maintenant, je le laisse vide ou je parle des perles de la voisine que je retrouve de mon côté du filet.
Je devrais parler du trou.
...
Mais j'en ai pas trop envie. Ma voisine le fera, elle.

Je tappe sur "terminer", ça me demande de valider et puis la tablette s'éteint. Je dépose mon stylet et sort à nouveau de chez moi.

J'aime bien sortir après le couvre-feu. Il fait tout noir, je peux voir toutes les petites lumières de toutes les petites maisons.

Normalement il y a des marcheurs qui patrouillent pour vérifier que l'on reste bien à l'intérieur la nuit, mais je suis trop loin d'une route de marche pour être vu. Je dois juste rentrer avant qu'ils lancent les drones, entre 23h et 5h du matin.
22h est donc mon heure préférée, surtout en hiver. L'heure à laquelle les lumières s'allument toutes et que le ciel s'assombrit.

Les lumières ne sont sensées être utiles que pour les marcheurs et les drones, mais c'est quand même vachement joli à mes yeux.

Je me sens un peu plus fatigué que d'habitude, donc je rentre chez moi, et ferme doucement la porte pour qu'aucun marcheur ne m'entende. Parfois, il fait si calme que je peux même les entendre parler entre eux.

Ça doit être chouette d'être marcheur, mais pas un choix.

Je regarde mon lit, puis je baisse les yeux. Rien ne dit qu'on ne peut pas rester éveillé à l'intérieur. Je m'assois sur le sol et compte mes cheveux. Puis je rallume la tablette pour voir l'heure qu'il est. 23h50, pourtant je n'entends pas de drones. Hm.

Je m'allonge sur mon lit, face au mur, et je ferme les yeux.

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