Voilà quelques heures maintenant que nous nous étions mis en route, mon compagnon de voyage et moi. Quitter le repère des Tocards me libérait du poids de mes responsabilités. Si voyager avec Cyclope me remettait en pleine face le rappel constant d'une éventuelle crise entre mon dôme et son peuple, sa présence était plutôt accommodante.
L'atmosphère était plutôt propice au mutisme, pourtant il ne s'agissait pas simplement de prudence vis-à-vis de la dangerosité des Terres Mortes. Je sentais bien que nous nous jaugions, qu'aucun de nous deux ne voulait mettre à mal le début d'une amitié naissante. Nous en apprenions l'un sur l'autre bien davantage en préservant ce silence qu'en le brisant. Nos regards se croisaient régulièrement afin de vérifier la bonne santé de l'autre. Dans cette fraternité muette l'on pouvait sentir toute l'affection et la détermination qui animaient nos volontés.
Le paysage auquel nous étions confrontés ne se composait que de dune, de cactus et de roche volcanique. Entrecoupé parfois par de trop rares points d'eaux, un embryon de végétations faisait mentir la dénomination de Terre Mortes. Nous progressions inexorablement, poussé par une résolution inébranlable, celle de la soif de nouveauté. Alors que nous étions majoritairement entourés par le vide, l'ennui n'existait pas dans ce monde. D'une part puisque l'ennui est un luxe qu'on ne peut s'offrir dans ces conditions de survie, d'autre part parce que nous étions curieux l'un de l'autre.
Soudainement, je sentis le visage de mon compère se crisper et m'intimer du regard de m'arrêter. Déconcerté, je m'exécutai, dans l'attente qu'il explicite ses intentions. Il désigna son oreille d'une manière insistante, ce qui me poussa à prêter attention. Un son que mes sens avaient négligé s'imposa comme une évidence. Un son fugace apparaissait sporadiquement, un petit bruit de raclement. Je déglutis nerveusement puis d'une main tremblante, je plaçai ma main sur mon front, poing fermé hormis mon index et mon majeur, espérant mimer les antennes d'un cafard. Il comprit manifestement mon imitation puisqu'il secoua la tête en signe de négation.
Son regard quitta le mien, il ferma les yeux comme s'il s'éveillait à des perceptions qui m'étaient inconnus puis jeta son bras démesurément long dans un coin de sable non loin de lui. Sa main agrippa fermement une masse dérobée sous les sables, cette chose semblait se débattre vivement. Quand Cyclope l'arracha de sa sécurité, ce fut sans aucun ménagement pourtant avec la plus grande précision. Il s'agissait d'un reptile quadrupède long d'un mètre trente et large d'environ quatre-vingt centimètre. Je n'eus que le temps d'être surpris quand suite à la poigne de mon compagnon géant, la créature eut à peine l'opportunité de se débattre que mon acolyte lui brisa machinalement le cou.
J'accusais le coup. Il m'était impossible d'être impassible. La faune chez moi était sacrée, or mon camarade venait de tuer sans la moindre forme d'émotion ou d'empathie. Si le choc était grand, si tôt qu'il fut dépassé, les mécaniques de mon esprit s'enclenchèrent de nouveau.
Comment crois-tu que les Tocards se nourrissaient ? Penses-tu qu'ils allaient rejeter une opportunité de manger sous prétexte de sauvegarder le vivant ? Si la faim venait à dévorer ta morale ne serais-tu pas également contraint d'en faire de même ?
Regarder la dépouille de l'animal provoquait en moi un sentiment de dégoût et de tristesse mêlée. Détaché de la pudeur qui entravait mon pragmatisme, Cyclope retourna le cadavre pour le placer sur le dos, exposant une poche ventrale qu'il s'empressa de fouiller. De cette poche il en extrait un œuf qui devait assurément gonfler l'abdomen du reptile. C'est avec un grand sourire aux lèvres qu'il me le tendit. Un sourire qu'il effaça au vue de mon incrédulité
-Problèmes ?
Pris en tenaille entre les principes qui m'avait été inculquée dès mon plus jeune âge et la nécessité de survie, je m'efforçais de rester neutre. D'épouser ce que j'imaginais être sa vision des choses en tant que Tocard afin d'envisager ses actes sereinement. Empêtré dans cet étau d'éthique, malgré ma bienveillance à son égard, le fait de devoir oublier ma moralité au profit de la survie me mettait directement dans la peau de la noire candeur.
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Anthropo-nihilisme
Science FictionAu crépuscule de sa déchéance, la race humaine échappa à l'extinction totale en édifiant cinq dômes de survie. Zachary Tempès vint au monde au dôme de la vision, ce jardin d'Eden mêlant admirablement un écosystème varié à une technologie de pointe...