Anna Cayne n'était pas ma première petite amie : j'étais sorti avec Mélissa Laughner le printemps précédent. Je n'ai rien à reprocher à Mélissa Laughner. Elle était intelligente, gentille et mignonne, dans le genre de la grande brune mince. Il lui arrivait de porter des lunettes, et c'était une fille discrète. Vers la fin du mois de mars, son petit frère, Adam, avait répété à Carl qu'elle avait un faible pour moi, et j'avais fini par l'appeler un soir pour lui proposer un ciné. Elle avait dit oui. Quelques jours plus tard, le vendredi, son père nous avait conduis à Hilliker, où se trouvait le cinéma le plus proche, et nous avait déposés devant pour venir nous chercher à la fin du film. Elle avait à peine prononcé un mot.
« Je ne crois pas que je l'intéresse, avais-je confié à Carl le lundi suivant.
_Ce n'est pas ce que dit son frère.
_Même après vendredi ?
_D'après lui, elle a passé une bonne soirée.
_Je crois surtout qu'il se paie ma tronche.
_C'est vrai, avait répliqué Carl. Tout le monde cherche à comploter contre toi. »
Après les cours, j'étais allé trouver Adam. « Carl prétend que ta sœur s'intéresse toujours à moi.
_Et pourquoi pas ?
_Ça ne s'est pas hyper bien passé, je trouve.
_Elle est très timide, voilà tout. Tu ne lui as pas dit que j'avais parlé à Carl, j'espère.
_Non.
_Je veux dire, jamais ?
_Non.
_OK. Alors rappelle-là. Si tu en as envie bien sûr. »
J'ignore si Adam avait parlé à sa sœur, mais elle était déjà très différente lors de notre deuxième rencard. Elle avait même parlé. On s'était mis à sortir officiellement ensemble, après ça. On se voyait les week-ends ou en semaine, à la sortie des cours. Elle m'appelait tous les soirs, ce qui ne me dérangeait pas du tout, au début. Et puis je crois que j'ai commencé à me lasser. Je ne sais pas trop comment ça c'est passé : j'ai juste compris que je n'avais plus envie de la voir, malgré tous les patins qu'on se roulait. Je ne nous sentait pas vraiment sur la même longueur d'onde : rien ne m'attirait chez Mélissa. Quelque chose en elle me donnait limite envie de fuir à chaque qu'on était ensemble. Non, je retire ce que je viens de dire : rien ne clochait chez Mélissa Laughner. Quelque chose en moi me donnait envie de la fuir. Quand on était à la maison à regarder la télé ensemble, temps semblait faire du surplace jusqu'à l'heure de son départ. Je ne savais jamais quoi dire en sa présence, et son côté taciturne m'inspirait malais ou ennui, voire les deux. Tout est tellement plus simple quand on est célibataire, me disais-je. À ce moment-là, j'avais sans doute envie d'être seul. Et je l'ai été. Bien plus que je ne l'avais souhaité.
Moi qui savais à peine comment entre dans une relation, je savais encore moins en sortir. Je voulais rompre avec Mélissa, mais je n'avais aucune idée de ce que je devais dire ou faire. Les choses ont traîné en longueur pendant encore quelques mois, et quand est arrivé le bal des secondes, Carl et moi avons échafaudé un plan.
Mélissa et moi étions censés aller à la soirée ensemble, bien sûr, mais je l'ai appelée à la dernière minute pour lui dire que j'étais malade. Elle m'a répondu qu'elle refusait de s'y rendre sans moi, mais je l'ai persuadée d'y aller quand même. Elle s'amuserait avec ses copines. Il fallait absolument qu'elle y aille. C'était vital. Parce que lorsque Carl l'a vue toute seule à table, ce soir là, il s'est avancé vers elle et lui a déclaré : « Désolé d'apprendre que vous avez rompu. » avant de feindre la surprise en constatant la sienne. « Je ne savais pas qu'il était malade, a-t-il menti. Il m'a dit qu'il comptait rompre avec toi ce soir, alors j'ai cru que... »
Mélissa est aussitôt rentrée chez elle pour me téléphoner.
« Carl m'a dit que tu avais l'intention de rompre avant la soirée ?
_Pardonne moi, Mélissa. J'avais l'intention de le faire, puis j'ai été malade et je ne voulais pas te l'annoncer par téléphone. »
Pour être honnête, c'était exactement ce que j'avais prévu de faire. Carl n'avait eu aucun mal à rompre pour moi. En fait, je crois que ça l'a plutôt amusé. À ses yeux, ce n'était qu'une transaction de plus. J'ai été lâche, je le reconnais. Et j'aimerais pouvoir dire que je m'en veux, mais le lendemain Carl et moi avons ri aux éclats.
« Tu aurais dû voir sa tête, s'est-il esclaffé. On aurait cru que je venais de lui écraser une pelle en plein figure. Ce genre d'occasions ne se présente qu'une fois dans la vie, pas vrai ? »
Mélissa ne m'a plus adressé la parole pendant très longtemps. Elle est allée raconter toutes sortes de trucs sur moi, et quelques personnes supplémentaires au monde ont cessé de me parler. Je n'avais déjà pas beaucoup d'amis, et voilà que Mélissa m'en soustrayait encore une poignée. Elle me laissait des messages dans mon casier pour me dire que j'étais un monstre et qu'elle me haïssait. Je passais outre. Je ne sais pas pourquoi j'étais à ce point pressé de me débarrasser d'elle ; ce n'était pas comme si ma vie était devenue hyper excitante depuis notre rupture. Je traînais seul en ville, je m'efforçais de ne pas rentrer chez moi pour éviter ma mère, et je regardais Carl gérer son business. À défaut de pouvoir l'accompagner- ce serait mauvais pour la clientèle, affirmait-il-, je le suivais de loin, je l'espionnais à distance. Voilà ce que je faisais depuis que je n'étais plus avec Mélissa : je filais mon meilleur pote. C'était toujours intéressant de voir qui faisait partie de ses clients. Il n'y avait pas que les défoncés habituels et les sportifs, mais aussi des gens considérés comme des bons élèves irréprochables. Des fils de pasteur et des enfants de prof, voire des adultes, qui retrouvaient Carl derrière un bâtiment, ou autre lieu de rendez-vous discret, où il leur rendait un mystérieux sachet en échange de quelques billets. Quand je me lassais de l'observer, je faisais semblant de tomber sur lui par hasard et on se baladait un peu ensemble. Il était vraiment bon, même s'il ne parlait jamais business. Il était le business.
J'avais quelques cours en commun avec Mélissa, et nous nous croisions presque tous les jours dans les couloirs mais elle ne s'arrêtait jamais pour me parler. Nous nous ignorions à tel point que j'en avais presque fini par oublier son existence. Mais quand Anna et moi avons découvert ces messages anonymes dans nos casiers, après le match, j'en ai tout de suite conclu que c'était un coup de Mélissa.
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La disparition d'Anastasia Cayne
Teen FictionAnna Cayne préfère qu'on l'appelle Anastasia, aime Houdini le prestidigitateur, élabore des codes secrets et des énigmes, s'habille tout en noir et passe son temps à écrire des fausses nécrologies sur les habitants de la ville. Quand je suis tombé a...