Au revoir à tous

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Anna Cayne avait emménagé ici au mois d'août, l'été juste avant notre entrée au lycée, mais en février elle avait déjà, un à un, tué tous les habitants de cette ville. Une tâche qu'elle n'avait certes pas accomplie seule. J'avais apporté ma contribution pour certains d'entre eux, mon meilleur ami y compris, mais qui n'en demandait pas moins un effort considérable, même pour une petite ville comme la nôtre.

Ces vies et ces morts étaient consignées dans quatorze cahiers grand format à couverture noire. Son oeuvre une fois achevée représentait plus de mille cinq cents nécrologies,s'étalant sur un peu moins de deux mille huit cents pages.

Les faits décrit étaient réels, parfaitement véridiques, mais les morts étaient de la fiction pure, sorties tout droit de son cerveau, à hauteur de huit par jour en moyenne. " Je ne prédis pas l'avenir, disait-elle. Mais fatalement, la réalité finit par me donner raison."

Elle savait, ou avait elle-même découvert, toutes sortes de choses sur ces gens, des détails intimes, confidentiels, couchés noir sur blanc dans ses cahiers et qu'ignoraient même ceux qui avaient toujours vécu ici. Le plus drôle, c'est qu'à connaissance, au cours de ces mois où les cadavres s'empilèrent dans l'imagination d'Anna Cayne, on ne déplora pas un seul décès dans toute la ville: sans doute la plus longue périodes de vaches maigres que les pompes funèbres locales aient jamais connue.

Les nécrologies d'Anna étaient strictement privées ; ses amis et une poignée d'autres personnes étaient au courant de leur existence mais, à part moi, je ne crois que quiconque ait jamais été autorisé à les lire. Elle avait dû s'y mettre dès son arrivée ici, le jour même où je l'ai vue assise sur la pelouse devant chez elle en train de griffonner dans son cahier, pendant que nous autres restions plantés sur le trottoir avec ses parents à observer le procession de leurs effets personnels depuis le camion de déménagement jaune jusqu'à l'intérieur de leur maison. Et c'est après avoir mis le point final à la dernière page, presque sept mois plus tard, qu'elle a disparu.

Peut- être.

Elle n'a laissé derrière elle que des points d'interrogation, des indices, des doutes. Si peu, et pourtant de quoi vous rendre dingue à force de chercher à en comprendre le sens. Mais il faut bien essayer.

...

Il y a certains détails que je me dois de modifier ( noms, événements) et puis il y a des faits qui se sont déroulés auxquels je n'ai ni assisté ni participé et qui me resteront à jamais inconnus. Il y a des choses que j'ai essayé de comprendre, et d'autres auxquelles je me suis efforcé de ne pas toucher - j'ai dû m'appuyer essentiellement sur mes souvenirs et sur ce que je pouvait trouver.

Il y a bien eu quelques articles de journaux relatant une partie de l'affaire, quelques reportages télé, sans parler du compte-rendu d'enquête ( qu'on ne m'a jamais autorisé à lire ), mais rien de très concluant. Tous s'attachent aux détails superficiels et passe à côté de l'essentiel. Tous ont leur propre conception du monde à revendre. Ils se contentent surtout de répéter ce qu'on leur a dit, et rare sont ceux à avoir parlé à la personne qui en savait le plus: moi.

Voilà ce que je sais ou ce que je crois savoir. Je suis tombé amoureux d'une fille, et cette fille est partie, puis a tenté de revenir, ou du moins, l'ai-je cru, et je me suis lancée à sa recherche. Ç'aurait dû être simple mais au final ça n'aurait pas pu être plus compliqué, peut-être était-ce tout l'intérêt de la chose, d'ailleurs. Mais si même l'amour le plus pur nous laisse sur le carreau, quel intérêt ? J'ai à nouveau tout ressassé dans ma tête en me répétant que oui, je trouverais le moyen de la rejoindre, où qu'elle soit, ou en tout cas de comprendre comment me débrouiller avec tout ce qu'elle avait laissé derrière elle.

"Tu as la vie devant toi, me disait ma mère, ne la perds pas à vivre dans le passé. "C'est un excellent conseil, je le sais.

Mais le passé n'en fait qu'à sa tête. Il peut vous suivre à la trace, animé d'une existence propre, en projetant une ombre immense.

La disparition d'Anastasia CayneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant