Je voulais lui proposer un rencard depuis l'épisode de la bibliothèque, tout en me disant que c'était une idée absurde. Qu'en penseraient les autres ? Je me verrais associé aux gothiques, et je serais encore plus isolé qu'avant. Sauf que je l'étais déjà, objectivement. Le vendredi, je l'ai croisé dans le couloir, avant les cours, et je suis allé la voir.
" Ça y est, j'ai fini.
_ Fini quoi ?
_ Mes bouquins. Le Kerouac et le Stephen King. Tous les deux.
_ Tant mieux pour toi." Elle était froide, distante, elle s'éloignait déjà. J'ai dû lui emboîter le pas.
" Je me disais que tu pourrais peut-être m'en conseiller d'autres..
_ Désolé. Va falloir te débrouiller tout seul." Elle s'est arrêtée pour me regarder bien en face. Ses yeux semblaient s'intéresser à autre chose derrière moi, comme s'ils me traversaient de part en part avant de dériver au loin. " J'ai cours, a-t-elle ajouté. Il faut que j'y aille. "
Terminé, donc. Ou presque. Á la fin de la journée, j'étais en train de reprendre mon blouson dans mon casier quand elle s'est approchée. Elle semblait pressé. " Tiens." Elle m'a tendu deux livres de poche assez fins. Le Monde de pierre, de Tadeusz Borowski, et la Rue des Crocodiles, de Bruno Schulz. " Lis ceux- là .
_ Encore des écrivains morts ?
_ On n'est jamais déçu par quelqu'un qui est mort."
J'ai pris les livres et j'ai commencé à m'éloigner.
" Où est-ce que tu vas, comme ça ? m'a t-elle- lancé .
_ J'en sais trop rien. Chez moi, j'imagine.
_ Je t'accompagne." Une fois dehors, elle m'a proposé de longer le fleuve. " Tu es pressé de rentrer ? m'a-t-elle demandé.
_ Jamais."
Les berges de la Furniss River se trouvaient à environ huit cents mètres à l'est du lycée. Le fleuve traversait la ville en direction du sud, opérant une lente coudée vers l'est sur un kilomètre et demi avant de repartir de nouveau plein sud en serpentant. C'était un fleuve relativement modeste, large de trois cent cinquante mètres environ, mais profond et animé par un courant très fort, surtout au printemps et à l'automne. Deux ponts l'enjambaient ; le premier à la sortie sud de la ville, le seconde à hauteur du centre-ville et relié à Main Street, l'artère principale qui délimitait le quartier commerçant et ne comprenait que cinq intersections et deux restaurants (The Oaks et Burke's), trois bars, un bureau de poste, une bibliothèque, un marchand de vins et spiritueux, deux magasins de poterie, une librairie d'occasion et un vidéoclub, un mont-de-priété, une boutique de location de canoës-kayaks, une superette où l'on ne trouvait quasiment jamais ce qu'on cherchait (mieux valait se rabattre sur la station-service Gurney's, à la sortie du sud de la ville - là au moins, ils ne manquait jamais de lait et autres produits de première nécessité), et une galerie où les artistes du coin exposaient leurs oeuvres.
Un sentier de randonnée en terre battue longeait la rive ouest du fleuve d'un bout à l'autre de la ville, et c'est ce chemin que nous avons emprunté. Ici et là, quelques pêcheurs remballaient leur équipement avant la tombée de la nuit.
" Tu es déjà venu te balader ici la nuit ? m'a demandé Anna.
- Non.
- Tu devrais. C'est si tranquille, si apaisant... On n'entend que le vent et le clapotis de l'eau. Il m'arrive de venir ici quand je suis insomniaque. Je m'assois et j'écoute. Je me suis même déjà endormie sur la rive, et j'ai dû me dépêcher de rentrer chez moi le lendemain matin avant que mes parents remarquent mon absence. Tu devrais venir ici, tard le soir.
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La disparition d'Anastasia Cayne
Teen FictionAnna Cayne préfère qu'on l'appelle Anastasia, aime Houdini le prestidigitateur, élabore des codes secrets et des énigmes, s'habille tout en noir et passe son temps à écrire des fausses nécrologies sur les habitants de la ville. Quand je suis tombé a...