parents, idiots et incompétents

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Mon père est un expert-comptable. C'est un homme à chiffres, pas à êtres humains. Et c'est peu de le dire. Il doit habiter ses carnets de comptes comme s'il s'agissait de pays étrangers, de lieux où il peut silencieusement réger en maître sur des sujets tout aussi silencieux. C'est peut-être pour ça qu'il aime les chiffres- ces êtres domptables, flexibles, dociles et discrets.

Mon père a monté sa propre entreprise avec son meilleur ami juste après la fin de ses études,et ils gagnent de quoi mener une existence paisible et confortable. Ils ne sont plus  copains, mais travaillent toujours ensemble. Mon père est plutôt du genre taciturne solitaire, de toute façon. Chez nous, il est toujours enfermé dans son bureau. C'est juste une petite pièce située tout au fond du rez-de-chaussée, juste à côté de la salle à manger, si bien qu'il lui suffit de sortir de table pour aller se reclure dans sa cave sombre et lambrissée. Il dîne d'ailleurs toujours assis de biais, prêt à bondir vers son antre. Je n'y ai mis les pieds que de rares fois. L'entrée se fait sur invitation seulement, et mon père y invite rarement qui que ce soit.  Un pan de mur entier y est recouvert par une bibliothèque, remplit essentiellement de livres sur le golf, de photos de golf, et de ses quelques trophées remportés en tournoi. Il pratique encore, mais même là il commence à s'ennuyer. Je suis sûr que c'est le fait de jouer avec d'autres gens; s'il pouvait être seul sur le green, il passerait sa vie entière là-bas. Son univers est lentement mais sûrement en train de se réduire à ses deux bureaux, l'officiel et l'autre,  mais personne n'a l'air de s'en inquiéter.

Mon père a étudié à l'université de Brown. Il faisait partie de l'équipe de football, et il a aujourd'hui la carrure d'un ancien joueur de ligne singulièrement ramolli. Il a du ventre, une véritable petite panse qui déborde par-dessus sa ceinture et entraîne le reste de son corps dans son sillage. Il a la silhouette molle et flasque, sans être proprement parler en surpoids; il a simplement tendance à s'affaisser de partout, soit par contentement, soit par résignation.

On pourrait croire que notre pratique respective du football a créé une sorte de lieu père-fils entre nous, mais non. Il est bien venu voir un ou deux de mes matchs, mais sans jamais faire le moindre commentaire après coup. Ni m'offrir ses conseils, d'ailleurs ou m'emmener dans le jardin pour m'entraîner et me filer quelques tuyaux. Il ne m'a jamais raconté sa propre expérience sur le terrain. Je ne sais même pas si c'était un joueur bon ou médiocre. J'ai vu des tenues de lui en tenue complète, costaud et pimpant, le regard perçant et rivé droit vers l'objectif derrière la grille de son casque, mais aucune anecdote ne vient compléter ces images. Ce n'est même pas lui qui me les as montrées; c'est ma mère.Il reste aussi muet au quotidien que sur ces clichés, et ma mère peinait toujours à se remémorer les détails de leur vie d'étudiants. Même quand je me suis cassé le doigt, il n'a pas trouvé grand-chose à me dire - ni mots d'encouragement ni de compassion, juste ce commentaire, on ne peut plus prosaïque: " Le football est un sport dur." Sans blague. Merci p'pa.

Ma mère est une incompétente professionnelle. Mon père a un jour suggéré qu'elle prenne un travail, arguant que notre qualité de vie en serait meilleure, plus confortable, et ma mère a accepté sans grande résistance.  Elle n'était pas mécontente de sortir de la maison et de se mesurer au monde du travail. Hélas, elle a vite compris qu'elle n'avait ni compétences, ni aptitudes, ni formation, ni aucun talent. Elle s'est essayée à plusieurs jobs, la plupart dans la veine employée de bureau, réceptionniste ou secrétaire, mais pour se faire virer à chaque fois. Elle ne savait pas taper sur un clavier, classer un dossier ou se servir d'un ordinateur, et était totalement inapte à manier un téléphone doté de plus d'une ligne. C'était un véritable boulet pour nimporte qu'elle entreprise. Même ses copines se moquaient d'elle en disant qu'elle avait été renvoyée de la bibliothèque comme assistante bénévole. J'ignore si c'est vrai, mais ma mère virait au rouge écrevisse chaque fois qu'on évoquait la question.

La disparition d'Anastasia CayneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant