Carl

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Mon ami Carl Hathorne était dealer. «  Et alors ? » m'a répondu Anna que je lui ai annoncé, avant d'éclater de rire. «  Toujours se méfier de la mascotte du lycée. » Carl n'avait rien d'une pharmacie ambulante ou d'un supermarché de la came, cela dit. On ne pouvait pas lui acheter tout et n'importe quoi ; son stock était limité. Il ne vendait que les produits qu'il pouvait facilement se procurer, c'est-à-dire le Ritalin de son petit frère et le Prozac de sa sœur aînée, ou celui de sa mère. Il se glissait dans leur chambre pour leur subtiliser leurs pilules qu'il revendait au lycée. C'était pour lui un moyen facile de se faire de l'argent. Puis il s'est mis à racheter des médocs directement aux collégiens, du Ritalin essentiellement, pour les revendre à la petite élite du lycée. Chaque pilule achetée un dollar était revendue entre deux et cinq fois plus cher. Il refusait de traiter avec les élèves en dessous de la seconde, mais n'avait aucun scrupule à exploiter ses jeunes fournisseurs. Le jour où je lui ai fait remarquer qu'il arnaquait des gamins n'ayant aucune idée de la valeur de ce qu'ils revendaient, j'ai eu droit à tout un sermon. «  La valeur est une chose relative, a-t-il rétorqué. Vingt-cinq cents peuvent représenter beaucoup d'argent pour certains, et deux cent cinquante dollars une paille pour d'autres. » Carl est la seule personne que je connaisse capable d'employer des termes comme «  chaîne d'approvisionnement » et «  modèles de distribution », ou encore d'évoquer des concepts tels que la « valeur à vis d'un client ». J'ignore d'où il tient tous ces trucs- il a dû naître avec.

Il se faisait pas mal d'argent, mais ça ne l'a jamais rendu cupide pour autant. Il savait rester prudent. Les risques étaient trop gros. Il pouvait se faire prendre en flagrant délit aussi bien par sa famille au moment du vol de médicaments que par les profs ou le proviseur au moment de la revente, de même qu'il pouvait se retrouver un jour avec une offre supérieur à la demande, mais c'était peu probable. Il y avait trop d'ados réclamant de la drogue, même dans un tout petit lycée comme le nôtre. Je lui ai demandé un jour s'il était vrai que les gothiques faisaient partie de sa clientèle. «  Ils ne m'ont jamais rien acheté », m'a t-il répondu. Mais je ne pouvais pas vraiment me fier à sa réponse. Carl était comme un médecin protégeant la confidentialité de ses patients. Tout le monde avait l'air de savoir ( ou de deviner) qu'en cas de besoin, il suffirait de faire appel à ses services, et pourtant personne ne savait qui comptait vraiment parmi ses clients.

Il avait pour lui un avantage primordial : tout le monde l'adorait. Carl était la star incontestée de notre classe de seconde. Et sans doute de tout le lycée. Il traitait les gens avec respect et semblait sincèrement les apprécier. Les profs aussi l'aimaient, de même que ses clients et ses fournisseurs. «  C'est une industrie de service, disait-il. Ce n'est qu'une question de bon sens commercial. Que serais-je sans mes fournisseurs, sans ma clientèle ? «  C'était bien la seule personne que je connaisse qui parlait de code moral. «  Les dix commandements ne sont pas trop mal, m'avait-il confié, mais je préfère ceux de Dale Carnegie. »

Carl était généralement affublé du même blouson bleu clair usé aux poches bourrées de morceaux de papiers. C'était ses pense-bêtes pour se rappeler qui lui devait quoi et quand, ou encore avec qui il avait rendez-vous pour collecter ou négocier tel truc. Le tout était rédigé dans un code secret de son invention, d'obscurs gribouillages qu'il était capable de déchiffrer en une seconde mais que personne d'autre ne pouvait lire. Chaque poche avait sa propre attribution ; le système était précis.

«  Je maîtrise tout », disait Carl. C'était vrai. Il trimbalait toujours un exemple de Wall Street Journal, de Fortune, du Financial Times et de The Economist dans son sac à dos. Il gardait des carnets de comptes détaillés de la moindre de ses transactions. Il transférait les notes inscrites sur ses bouts de papier dans ses carnets, qui étaient eux-mêmes encore codés selon un autre système.Je me suis parfois demandé si c'était la raison pour laquelle Anna et lui s'entendait si bien : ils avaient chacun leur collection de petits carnets bizarres, leur façon à eux de quadriller la ville, de chroniquer nos existences à travers un filtre bien précis.

La disparition d'Anastasia CayneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant