Pardon de casser l'ambiance, mais...

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Voilà une chose que vous devriez savoir sur moi: je suis fade. Fade comme du lait. Pire, comme de l'eau. Ou pire encore, comme un verre d'eau- l'eau, elle, peut au moins changer de forme ou d'état, se faire glace ou vapeur, alors que je suis un être fade, rigide, et que tout le monde peut voir le vide à travers moi. Je n'ai aucun signe particulier. Je fais juste tapisserie ambulante. Je regrette presque de ne pas avoir le nez cassé, une oreille en chou-fleur ou une cicatrice au milieu de la figure, bref quelque chose qui marque l'esprit. Si j'avais au moins un petit détail susceptible d'attirer l'attention d'une fille, une seule, elle verrait alors que je suis quelqu'un de bien et que je gagne à être connu. La plupart des filles se contentent de jeter un coup d'oeil sans me voir et passent leur chemin.

Á mon arrivée ici, en 3ème, j'ai tout fait pour immiter les mecs cool de ma classe. J'allais m'acheter les mêmes vêtements qu'eux, pour essayer de les porter comme eux, mais au final j'avais toujours l'air naze. Il me manquait quelque chose. Les fringues étaient cool, mais moi pas. Il n'y avait rien à faire ; j'étais tel que j'étais. Tous les autres semblaient avoir un avantage sur moi. Les boutonneux à lunettes avaient leur propre look, de même que les gothiques et les sportifs. Ils avaient tous un truc qui les faisaient s'intégrer à un groupe. Même les demeurés avaient davantage de style que moi. 

" Habille-toi comme tu le sens, me disait Carl. Si tu es bien dans ta peau, les gens seront à l'aise avec toi. " 

Facile à dire, pour lui; il savait ce qu'il faisait. Mais j'ai suivi son conseil et j'ai commencé à porter des jeans ou des treillis avec un simple teeshirt et un sweat. Anna appelait ça mon look ( brampagne) : mi-mec branché, mi-gars de la campagne, comme elle disait. Personnellement, j'aimais assez les fringues d'Abertcrombie & Fitch, mais je ne supportais pas de voir leur logo imprimé partout. Ils le flanquaient sur leurs poches, leurs manches, leurs bordures de sweat-shirts et au derrière de leurs pantalons. Comme je n'avais aucune envie de me transformer en pub vivante pour une marque, j'enlevais systématiquement les étiquettes des vêtements que m'achetait ma mère. La plupart du temps, ça partait tout seul ; il suffisait de prendre une paire de ciseaux, de découper la couture sur le revers et de détacher l'étiquette ( quand ma mère m'achetait un truc avec le logo imprimé dessus, je le portais sous autre chose ou je ne le portais pas du tout ), mais il m'arrivait parfois que ça laisse des trous dans les manches ou au bas d'un teeshirt. C'est devenu ma seule touche personnelle, au fond: quelques trous dans mes fringues ici et là. Je portais aussi une paire de Carhartts de temps en temps, et j'étais bien le seul, à l'exception des petits teigneux des fermes alentours. " Ceux du bus", comme on les appelait. 

Bryce Druitt prenait le bus, autrefois; c'était lui aussi un gothique. Le seul gothique du bus, ce qui explique sans doute pourquoi c'était une tel enflure. Il en voulait au monde entier, sans raison apparante. Mais il ne faisait partit des bouseux de la campagne; il habitait près de Hydes-ville, à environ un quart d'heure de route. C'était la seule ville en dehors de la nôtre. Où passait le bus de ramassage scolaire. Le reste des passagers étaient des fils de fermiers. Bryce était à présent en terminale, ce qui signifiait qui ne prennait plus le bus. Il avait sa propre voiture.

Bryce Druitt était un roi de stade, à l'origine. Il faisait du football américain et du cross- country, et c'était l'un des meilleurs joueurs de basket du lycée. En seconde, il était entré dans l'équipe de ligue junior ( la seule équipe de tout le lycée, car il n'y avait pas assez de joueurs pour en former une autre ) et lui avait permis d'accéder au second tour du championnat régional. Le plus drôle, c'est que  notre vieu terrain de basket, construit dans les années quarante, ne correspondait plus aux normes en vigueur et que l'équipe devait jouer chacun de ses matchs sur la chaussée. Puis un nouveau gymnase avait été construit à la fin de la saison. Une ideuse structure métalique coincée entre le batîment principal et le terrain de foot. Elle comprenait une salle de musculation minable et une petite galerie en hauteur dont on ne servait jamais, mais aussi un terrain de basket génial avec gradins rétractables, si bien qu'on aurait pu faire tenir presque toute la ville dans cette maudite boîte de conserve pour des réunions ou des soirées dansantes, sauf que comme personne ne pensait jamais à rien, l'endroit était toujours casi désert à l'exception des jours de match. Tout le monde attendait la saison prochaine avec impatience; tout le monde avait hâte de revoir Bryce âgé d'un an de plus et encore meilleur que la saison précédente. C'était un grand gaillard blond qui s'était hissé au panthéon des stars du lycée, et il faisait l'admiration de tous. 

Quand l'entraînement de foot a repris, à la fin de l'été, Bryce n'est pas revenu; le jour de la rentrée, il arborait crâne rasé et look noir des pieds à la tête. Ce n'était pas le premier, mais c'était le seul dont les gens se souciaient.

Bryce Druitt était à des années-lumières de moi- il vivait dans une autre ville, il avait sa propre voiture, il était gothique et en terminale. Nos chemins n'auraient jamais dû se croiser, et j'aurais préféré ne jamais avoir eu à inclure son nom dans cette histoire. 

La disparition d'Anastasia CayneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant