casiers

13 1 0
                                    

Pour être honnête, je n'étais pas un grand lecteur avant de faire la connaissance d'Anna. J'allais seulement à la bibliothèque pour y faire des rencontres. C'était le conseil que m'avait donné Mr Devon, notre entraîneur et prof d'arts plastiques. " Il n'y a pas meilleur moyen de rencontrer des filles, m'avait-il expliqué un jour pendant que je rendais mon casque, mon maillot et mes protèges-tibias. Ça vous donne un sujet de conversation, et ça permet de briser la glace. Mais il faut un peu préparer son coup d'avance. Ne pas prendre le premier livre qui te tombe sous la main ou le roman à la mode du moment. L'idée, c'est d'affirmer son originalité. " Mr Devon semblait toujours en train de papoter avec une fille ou une autre dans le couloir, entre les cours, et j'en avais conclu qu'il savait de quoi il parlait. Et puis je n'avais rien à perdre. J'ai réflechi à la meilleure section de la bibliothèque à quadriller et aux livres à sélectionner. Je ne tenais pas vraiment à me coltiner des essais-trop compliqué- ni à m'égarer dans de la poésie ou ces machins romantiques. Ce qui ne me laissait d'autre choix que la fiction ( ou bien les encyclopédies et autres ouvrages de références, au cas où je chercherais à attirer quelqu'un de vraiment spécial, c'est -à-dire le genre de fille qu'on peut attirer sans avoir besoin d'un livre). J'ai fini par porter mon choix sur des romans que j'avais réellement envie de lire et qui me permettraient d'attirer une certaine catégorie de filles, intéressantes et intelligentes, ou du moins susceptibles de me juger comme tel. Et c'est comme ça que je m'étais retrouvé avec Kerouac. Parce que je savais que très peu de gens dans ma classe avaient seulement entendu parler de lui, et sans doute aussi parce que c'était le genre d'homme que j'espérais être. Il avait eu sa période branchée dans les années cinquante, un peu à la James Dean, et je devais m'imaginer que si des filles me voyaient avec son bouquin à la main, son aura de mec cool déteindrait un peu sur moi. Si je pouvais être un peu plus comme Jack Kerouac, alors je n'aurais peut-être plus besoin de hanter la bibliothèque pour rencontrer des nanas. En tout cas, ça à marché du premier coup. Monsieur Devon a dû penser que le foot ne ferait jamais un bon plan de drague pour moi.

J'étais un poids plume, certes, mais j'étais rapide et j'avais un bon jeu de main, si bien que Mr Devon m'avait placé au poste d'ailier éloigné. Je ne lançais pas la partie moi-même, mais j'avais quand même droit à un peu d'action et je ne me débrouillais pas trop mal. On perdait tous nos matchs, ce qui prouve qu'il fallait vraiment être un manche pour ne pas faire partie de l'équipe. J'avais dû recevoir une douzaine de passes en tout ; j'avais même réalisé un touchdown, mais il avait été refusé car considéré comme hors-jeu. Et puis à l'entraînement, après le cinquième match de la saison, je m'étais cassé l'index de la main gauche. Mais même mon accident s'est révélé dépourvu de glamour et d'intérêt. Je venais de récupérer le ballon à quelques mètres de la mêlée, et quand je me faisais tacler par trois ou quatre joueurs adverses quand l'un d'eux m'a piétiné la main, et mon index s'est cassé comme une brindille. Je n'ai rien senti, mais mon doigt a aussitôt triplé de volume et viré au bleu tendance violet. L'assistant de l'entraîneur, Mr Ham (une véritable armoire à glace, au point que personne n'osait jamais se moquer de son nom, même dans son dos), m'a raccompagné jusqu'au vestiaire, comme si j'avais une fracture crânienne ou je ne sais quoi. Il m'a même proposé d'appeler mes parents ; je lui ai répondu que je tenais le téléphone de la main droite, ce qui a au moins eu le mérite de lui arracher un petit rire. 

Ma mère est venue me chercher pour m'emmener à l'hôpital. Les médecins ont pris une radio de mon doigt et nous ont annoncé un ou deux jours plus tard ce qui nous savions déjà : la saison était terminée pour moi tant que mon doigt n'était pas guéri. Mes parents ont voulu que je lâche l'équipe ; je n'ai rien fait pour les en dissuader, Mr Devon n'a rien fait pour m'en dissuader non plus, et ça s'est terminé comme ça. Les choses auraient pu être différentes si j'avais été starter. Je m'imaginais en train de faire de la main droite une passe gagnante et décisive pour le match malgré mon gros bandage à la main gauche. Bien sûr, ça n'est jamais arrivé. "Remplume-toi, étudie le manuel et on verra pour la saison prochaine.", m'a déclaré Mr Devon lorsque j'étais revenu vider mon casier au vestiaire. 

Le lendemain matin du jour où Anna m'avait accosté à la bibliothéque, je l'ai aperçue devant mon casier. J'aime à penser qu'elle m'attendait exprès, mais à un endroit différent, pour une fois. Je l'ai aperçue au moment de détacher mon verrou , et je lui ai adressé un petit hochement de tête quand nos regards se sont croisés. 

"Tu as fini le Kerouac ?"

J'ai ri. "Pas vraiment.

- Tu ferais bien de te dépêcher, m'a-t-elle rétorqué. On a du pain sur la planche.

- Pourquoi ça ?

- Tu verras. Peut-être."

J'ai ouvert la porte de mon casier et découvert un message qu'elle avait glissé à l'intérieur. "Cher HP - Il y a tout un monde autour de nous, un monde plus intéressant, plus merveilleux plus terrifiant, plus mystérieux, plus incroyable que n'importe quel roman jamais écrit. Sois attentif. Tente ta chance. Mets ta vie au défi. Love, Craft."

Pendant les mois qui suivraient, elle m'appellerait systématiquement par toutes sortes de noms différents dans ses lettres et ses messages, et sans jamais signer de son vrai prénom. Parfois les références étaient évidentes, et parfois je n'avais aucune idée de ce qu'elle racontait. Ici, l'énigme semblait on ne peut plus simple : elle avait cherché des bouquins de H. P. Lovecraft à la bibliothéque. Mais j'ai commencé à me poser d'autres questions, peut-être un peu trop, d'ailleurs. Le "HP" du début et le jeu de mots de la signature faisaient-ils tous les deux référence à l'écrivain ? Si oui, cela signifierait que le destinataire et l'expéditeur de la carte postale étaient une seule et même personne ; or je me suis demandé si "HP", loin d'être une allusion à Lovecraft, ne renvoyait pas plutôt aux initiales du mot higgledy-piggledy. Ça ne m'amusait pas.

Elle était peut-être en train de se payer ma tête ou de m'humilier. Cet instant marquait un tournant crucial ; deux options s'offraient clairement à moi : tourner le dos à l'envahissante présence d'Anna  et continuer mon chemin ou bien m'ouvrir à elle et voir ce monde que je croyais connaître me révéler des choses insoupçonnées. Bien entendu, sur le moment, je n'avais nullement conscience de tout cela. Je me suis contenté de suivre mon instinct. Je n'étais pas sûr de trop apprécier Anna. Elle avait beau être mignonne, sexy et tout, elle était aussi inquiétante et mystérieuse. Je savais que je pouvais risquer gros. Je crois que je le savais déjà à ce moment-là.

J'ai jeté son message.

Le temps de rentrer chez moi, je le regrettais déjà.  

La disparition d'Anastasia CayneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant