Ma petite amie bizarre

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Elle était née en plein orage. J'ignore si c'est vrai, mais c'est ce que quelqu'un a écrit sur elle un jour, et ça me paraît crédible. Comme un tourbillon, elle est entrée dans ma vie puis en est ressortie, chamboulant absolument tout sur son passage, tel un point d'interrogation insondable disparaissant dans un abîme encore plus obscur. Anna Cayne, tel était son nom."Normalement, c'est censé être "Coyne", m'avait-elle confié dès notre (me semble t-il) deuxième conversation, mais il existe certaines théories expliquant la disparition du "o" au profit du "a". D'après l'une d'elles, il y a très longtemps, voir des siècles, une partie de mes ancêtres trempaient dans des activités criminelles, assassinat, kidnapping, ce genre de choses et les membres respectables de la famille auraient modifié l'orthographe de leur patronyme pour se distancier des voyous. Une autre version affirme que ce sont des criminels qui ont opté pour "Cayne", histoire de changer de vie sans qu'on les retrouve." Je lui avais répondu que des rumeurs semblables couraient dans ma famille, étant donné que mon nom possédait lui aussi une déclinaison en "a" et en "o":
"S'ils cherchaient à se couper d'une partie des leurs, avais-je ajouté, pourquoi ne modifier qu'une simple voyelle ?
_ Mystère, en effet" avait répondu Anna, sans doute un peu déçue de constater que son histoire n'était pas si exceptionnelle que cela.
Ses parents et elle venaient d'emménager dans notre ville, ce qui était déjà une petite exception en soi car les choses se faisaient rarement dans ce sens-là ; la plupart des gens quittaient la ville pour aller s'installer en banlieue. Mais les Cayne, non. Ils étaient donc là sur le trottoir, à observer le ballet des déménageurs en train de vider les cartons du camion pour les entasser dans leur nouvelle demeure, une maison blanche comprenant un étage et trois chambres à coucher sur Twixt Road, juste avant le croisement avec Town Street , qui courait parallèlement au fleuve. Et les voisins étaient là eux aussi, sortis un à un de chez eux pour se planter le long du trottoir, attirés par le camion jaune comme par un gros aimant. Ils arrivaient par petits groupes, se présentaient aux nouveaux arrivants et restaient à leurs côtés comme autant de spectateurs venus assister à une parade, à un match de foot ou à un grand événement historique valant la présence d'une foule si fascinée et captive. 

Mon pote Carl Hathorne et moi étions arrivés à vélo pour nous joindre à l'attroupement. Nous nous fichions pas mal du camion et de ce qui en sortait ; nous nous fichions pas mal des nouveaux et de la tête qu'ils avaient. Nous avions surtout entendu dire que les Cayne avaient un enfant, une fille unique de notre âge. C'est elle que nous étions venus voir.

La déception avait été grande ; la fille en question ne correspondait pas vraiment à nos attentes, et encore moins à ce qu'on aurait pu espérer. Elle était sortie de la maison avec un casque audio plaqué sur ses courtes mèches blondes, le cordon enfoncé dans la poche de sa veste noire- le genre de blouson qu'on enfilait pour faire le plein d'essence et qui était, à n'en pas douter, en une journée caniculaire et humide comme celle-ci, le seul et unique blouson porté dans toute la ville. Sous sa veste, elle arborait une chemise noire et à manches longues, comme je devais le découvrir plus tard. Jamais de manches courtes pour elle. Sa tenue complétée d'un jean et d'une paire de grosses bottes à lacets-noirs également. Elle avait l'air sombre et d'épais traits d'eye-liner cerclaient ses yeux. Elle est partie s'asseoir dans l'herbe, avec un cahier à reliure noire dans lequel elle s'est mise à gribouiller. Je n'ai pas tellement fait attention à elle ce jour là. Mais quand j'ai commencé à la connaître, je me suis vouvent demandé si elle ressemblait déjà à cela la veille du jour où nous l'avions vue pour la première fois, si elle ne s'habillait pas avec des fringues normales, n'arborait pas une expression, une apparence plus avenante... A l'exception de deux occasions notables, je ne lui ai jamais connu d'autre incarnation ; toujours dans son attirail gothique, noire, blonde et boudeuse.

" Bonjour le monstre ! avait marmonné Carl. Viens, on rentre. "

Je vivais à un peu plus de deux kilomètres de chez les Cayne, dans une maison très semblable à la leur, sur Valley View Road. Un drôle de nom pour une rue qui ne donne sur aucune vallée. En fait, nous habitions au pied d'une colline d'où l'on voyait seulement d'autres collines, dans toutes les directions.

La disparition d'Anastasia CayneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant