Anna et moi avions deux cours en communs, les maths et l'histoire, mais nous n'étions jamais assis ensemble. En maths, Mrs Bell avait imposé un plan de classe, mais en histoire chacun était libre de se placer où il voulait et Anna s'installait systématiquement au premier rang, séparée du reste de la salle. Il lui arrivait souvent de s'endormir, ou du moins d'avoir l'air assoupi. Elle posait sa tête sur son bureau et fermait les yeux, sans pour autant perdre une miette du cours. Elle semblait même plus attentive à ce qui se passait en classe que n'importe quel autre élève. Si le prof l'interrogeait, elle répondait à la question sans même lever la tête ni ouvrir les yeux. Un jour, en histoire, Mr Morisson était si excédé par son attitude qu'il lui a demandé de " s'asseoir correctement" et d'"écouter". Anna s'est exécutée et s'est mise à lui réciter son cours sur Martin Luther King, mot pour mot depuis le début, prouvant ainsi de façon magistrale qu'elle avait tout suivi. Ça a duré comme ça pendant trois minutes jusqu'à ce que le prof la fasse taire d'un geste, et que sa tête blonde s'enfouisse à nouveau dans la manche noire de son pull. C'était un truc de gothique, paraît-il, me je n'y crois pas trop.
On se voyait le matin et le soir à la fin des cours; quasiment jamais entre les deux, mais nous restions en contact permanent . Elle me glissait des petits mots et des cartes dans mon casier, ou bien me les faisait parvenir par un de ses copains. J'ouvrais parfois un bouquin de cours pour y découvrir une lettre pliée avec soin et insérée à la page du jour. Je la soupçonnait de connaître un ou deux tours de magie, comme par exemple crocheter la serrure de mon casier pour y déposer toutes sortes de trucs à l'intérieur. Et c'est petits mots n'avaient rien d'ordinaire.Elle y décrivait les conversations qu'elle avait entendues, les anecdotes intéressantes appris en cours, des articles de journaux, voire des messages laissés par d'autres personnes. " J'ai trouvé ça près de mon casier ce matin : " Je te déteste. Je ne veux plus jamais te revoir. Tu m'as juré que c'était faux, mais j'ai vu ta voiture devant chez elle. Tu mens et j'en ai assez. Je te hais. P.-S ; Rappelle-moi."
Je n'étais pas près à un tel déferlement d'énergie, d'enthousiasme, d'attention. Je me suis senti un peu envahi, au début. Je me disais que je ne parviendrai jamais à tenir la distance, qu'elle se lasserait de moi.Au contraire, les choses sont devenues de plus en plus simples. Son énergie était contagieuse et j'avais soif de sa présence. On se parlait au téléphone, mais elle préférait m'envoyer des SMS ou, mieux, des messages sur MSN ou des e-mails, dans lesquels elle pouvait inclure des liens et un tas d'autres infos. Elle modifiait sans arrêt son pseudo dans ma liste de contacts en utilisant des initiales de gens célèbre pour me faire deviner : A.B.C ( Anna Belle Cayne), E.A.P ( Edgar Allan Poe) , J.T.R. ( Jack the Ripper , ou Jack L'éventreur) , E.M.H ( Ernest Miller Hemingway) , A.A.F ( Abigail Anne Folger) , G.A.H( Garry Allen Hinman), E.W.H ??
Au bout de cinq ou six semaines, elle a cessé de me laisser des cartes postales dans mon casier pour les envoyer par la poste.Je recevais aussi des lettres et de grandes enveloppes contenant ses dernières trouvailles : articles de journaux, ou de magazines, objets divers- clés. ( " Je l'ai trouvée près de chez toi, Que peut-elle bien ouvrir, à ton avis ?" ) , photos ( "qui sont ces gens ?") ou encore de petits mots et messages trouvés dans la rue ou au lycée. C'était un arrivage permanent, un véritable déluge, et je ne savais pas si elle attendait la même chose de moi en retour. La plupart des choses qu'elle m'envoyait me laissaient perplexe un moment avant d'atterir à la poubelle ( la clé, par exemple semblait ouvrir une valise ou une malette, mais je n'avais pas l'intention de m'introduire chez mes voisins pour découvrir laquelle). J'identifiais parfois certains visages sur les photos, et Anna semblait satisfaite de ses ébauches d'hypothèses. Que je trouve ou non la réponse n'avait visiblement pas grande importance à ses yeux- elle s'avourait surtout le fait de partager ses trésors avec moi, et l'étincelle de curiosité que cela déclenchait en moi. Je ne lui ai jamais rien envoyé: je me contentais de passer par le téléphone ou l'ordinateur, mais même là j'étais loin de rivaliser avec elle. Il arrivait que ses découvertent recoupent des choses intimes ou secrètes. Comme ce petit mot qu'elle avait trouvé: " J'ai besoin d'aide avec Carl", et sur lequel elle avait ajouté " Qu'est-ce que ça veut dire ? ".
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La disparition d'Anastasia Cayne
Teen FictionAnna Cayne préfère qu'on l'appelle Anastasia, aime Houdini le prestidigitateur, élabore des codes secrets et des énigmes, s'habille tout en noir et passe son temps à écrire des fausses nécrologies sur les habitants de la ville. Quand je suis tombé a...