bienvenue chez les cayne

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C'est drôle comme on croise chaque jour de parfaits inconnus dont on ne saisit qu'une silhouette sans relief, un vague contour, sans retenir le moindre détail. Tous ces gens se fondent en une foule grisâtre : même aspect, mêmes gestes, simples caricatures de ce qu'ils sont en réalité, mais dès que vous les connaissez un peu mieux vous remarquez certaines particularités infimes, vous êtes plus attentif à la complexité de leur personnalité, à leurs habitudes, à leur démarche ou à leur façon de parler, à leurs subtils changements d'apparence et de garde-robe.

C'est exactement ce qui s'est passé avec Anna. Je la considèrais jusqu'alors comme un spécimen générique, une goule interchangeable parmi tant d'autres, mais je commençais à relever certains détails chez elle, de petites choses qui la rendaient unique. Je croyais par exemple qu'elle portait la même robe noire et le même pull informe tous les jours. Ou qu'elle arborait toujours les mêmes godillons noirs, alors qu'en réalité elle possédait trois paires de Doc Martens, version six, huit et dix trous. ("Pourquoi pas les quatorze ?" n'avais-je pu m'empêcher de lui demander, bien plus tard.) 

Elle avait aussi une paire de Doc basses qu'elle ne mettait quasiment jamais.

Je me suis mis à remarquer que ses cheveux venaient parfois rebiquer juste sous son menton, et d'autres jours vers l'arrière. Etait-ce naturel, ou bien se levait-elle chaque matin en décidant dans quel sensf faire rebiquer ses cheveux ?Même ses yeux changeait sans arrêt. Ils pouvaient être radieux, bleu azur, puis s'assombrir et virer quasiment au gris. A d'autres moments, ils scintillaient de lumière et il me semblait alors les voir se transformer devant moi, soudain traversés par de blancs nuages, et se changer en glace l'instant d'après. Elle me regardait moi, ou un point quelconque derrière mon épaule, ses yeux n'oscillant plus de gauche à droite mais parfaitement posés, et le bleu de ses pupilles s'obscurcissait au point de ressembler au fond d'une piscine vidée de son eau. Je me suis mis à étudier les variations de son humeur en fonction de la couleur et de la texture de ses yeux, histoire de voir s'il existait un lien, une sorte de code pour mieux la comprendre. Si code il y avait, je n'ai jamais réussi à le déchiffrer. 

Avec le temps, j'ai commencé à noter certains détails étranges, dérangeants. La première fois, cela semblait insignifiant - peut-être les autres fois aussi, du reste : le côté gauche de sa lèvre inférieure était entaillé par une petite coupure. Quand je lui ai demandé d'où cela provenait, elle m'a expliqué qu'elle ne s'en souvenait plus. "J'ai dû me mordre dans mon sommeil", a-t-elle répondu. Quelques jours plus tard, j'ai remarqué une série de bleus autour de la base de son cou, comme si quelqu'un l'avait étranglée. Elle ne se rappelait pas non plus comment ils avaient atterri là. "Peut-être un de mes colliers." Elle balayait toujours ces questions avec insouciance, en affirmant que c'était sans intérêt, comme son ecchymose au lendemain de l'accident de voiture de Bryce. Aujourd'hui, avec le recul, elle n'en ont que plus d'importance. 

Il y a quand même certains détails que je lui demandait d'éclaircir et sur lesquels elle ne pouvait pas se défiler. Elle portait toujours des manches longues, quel que soit le temps. La première fois que je l'ai vue avec avec des manches courtes, j'ai aperçu une série de petites entailles sur son avant-bras gauche. Il devait y en avoir une vingtaine ou une trentaine, certaines déjà estompées ou cicatrisées, d'autres recouvertes d'une croûte et d'autres encore très récentes, rouges et boursouflées. "J'essaie d'arrêter de fumer, m'a-t-elle répondu. J'ai commencé à m'entailler chaque fois que j'avais envie d'une clope, histoire d'associer la douleur du tabac. Malheureusement, a-t-elle ajouté en baissant les yeux vers son bras, je crois que ça a marché dans le mauvais sens. J'ai plutôt associé le plaisir de fumer au fait de me mutiler. Maintenant, au lieu de me dire que le tabac est mauvais pour moi, je me dis que m'entailler le bras m'apporte autant de plaisir qu'une cigarette." Elle a lâché un petit rire. "Il faut j'apprenne à être plus maligne que mon cerveau."

La disparition d'Anastasia CayneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant