La journée était déjà bien entamée quand Aryha pencha la tête en arrière, les yeux fermés pour faire rouler ses épaules. Elle savoura le lent craquement de sa colonne vertébrale. Rester dans cette même position était douloureux, et elle avait la gorge aussi sèche que les feuilles du sous-bois. Son dos un peu plus souple, elle se remit au travail, encore et toujours.
En revanche, c'était lorsqu'un os sortait que la technique différait. Il lui avait fallu plusieurs tentatives avant de finir par trouver la plus efficace. Elle consistait à appuyer sur l'os du bout du doigt pour le remettre à sa place, bien en contact avec les autres, et à attendre quelques secondes. Quand elle le relâchait, il était si bien emboîté qu'il ne bougeait plus. C'était comme s'il s'était ressoudé de lui-même. C'était impossible, bien-sûr, mais Aryha avait toujours eu un esprit fantasque.
Parfois, un haut le cœur la saisissait en entendant la succion produite par la chair humide. Heureusement que son estomac était complètement vide, sinon elle n'aurait pas donné cher de sa table de soin improvisée. Une fois le malaise passé, elle reprenait son travail.
Elle n'entendait plus les questions qui fusaient autour d'elle, n'était plus consciente de l'atmosphère inquisitrice de l'enclave, ne parvenait plus à faire la part des choses entre envie et devoir. En récupérant cet homme, elle s'était portée garante de sa survie. S'il mourait, elle ne s'en remettrait probablement pas, ou alors avec de nombreuses difficultés. Ce qui était absurde, elle ne le connaissait pas.
Comme si son fils sentait le tourment de sa mère, il se glissa derrière elle et posa la tête sur son omoplate.
— Tu vas le sauver, maman.
Aryha ferma une seconde les yeux, savourant la chaleur et la foi de son bébé.
— Je l'espère, Chad. Je l'espère.
Le corps de cet homme était si abîmé qu'Aryha ne pensait jamais en finir. Elle continua presque machinalement, récupérant un nouveau cheveu quand celui-ci était exploité à son maximum, quand il ne lui restait que juste assez de longueur pour faire un nœud final afin que les points restent bien en place.
Et, des heures plus tard, grâce à son travail acharné, elle parvint enfin à refermer la dernière plaie.
Par Zeonn, j'ai réussi ! Les mains sur les genoux, elle contempla son ouvrage. Il n'avait plus aucune fuite ! Une poignée entière de cheveux se trouvait désormais en cet homme pour le maintenir en vie. Aryha en ressentit une satisfaction toute particulière.
Les mains au sol, elle poussa pour se lever, et chancela aussitôt.
Elle était restée agenouillée pendant bien trop longtemps, et un fourmillement désagréable s'était emparé de ses jambes. Elle gémit, et Chad lui apporta une outre d'eau, qu'elle descendit d'un trait. Elle gratifia deux bols d'eau de pluie du même traitement, et éclata d'un rire libérateur. Que cela faisait du bien ! Elle avait réussi, et toute la tension de ces dernières heures s'était envolée.
Une fois remise, elle alla chercher un seau d'eau et des morceaux de tissus propres, avalant sans même s'en rendre compte le morceau de viande séchée qu'une main lui présenta. Il fallait nettoyer toute cette peau pour être certaine de n'avoir rien oublié.
Elle croisa le regard noir de Brelan, qui attendait de pied ferme son panier entier de myrtilles, son nouveau pull tricoté par ses soins et le lapin dépecé qu'elle lui avait promis en échange. Aryha n'avait fait qu'une bouchée de sa première bougie, prêtée à contre-cœur, et il ne digérait toujours pas le fait qu'elle lui en avait « gâchée trois autres alors que les champignons fournissaient une luminosité plus qu'acceptable pour ce genre de travaux de couturière ».
Aryha était reconnaissante à Bok d'avoir géré le flux des questions qui s'étaient bousculées une fois leur arrivée étonnante digérée. Il avait sûrement exagéré les choses, ventant son courage et sa force, sans mentionner le fait qu'il était réfractaire à cette idée au départ, qu'il voulait l'abandonner à son funeste sort sans le moindre état d'âme. Peu importe. Aryha s'était plongée dans une bulle, et il lui aurait été impossible de gérer le blessé et les questions qui fusaient, importunes, agressives et inquisitrices.
Chad était en train de jouer avec Hart à un jeu de cartes en bois. Le vielle homme raconta quelque chose, et le rire joyeux de l'enfant résonna entre les murs. Aryha sourit devant ce tableau, et retourna auprès de l'étranger, son seau à la main.
Il fallait encore le nettoyer. La jeune femme s'agenouilla, lâchant l'anse près de la hanche de l'homme, et plongea le premier linge dans l'eau. De ses deux mains, elle l'essora avec force. Elle espéra que le contact frais ne serait pas trop désagréable pour sa peau meurtrie.
Puis elle le débarrassa avec délicatesse de la crasse et du sang séché, découvrant peu à peu son véritable visage.
Sa peau était assez brunie, signe qu'il passait de nombreuses heures par jour à la lumière des lunes, foulant la surface au lieu de se cacher dessous comme le faisait tous les survivants depuis l'Ère des Cavaliers. Ses paupières étaient toujours closes, et son visage si détendu, qu'Aryha se demanda si elle avait rêvé le regard qu'il lui avait adressé sur la plage, aussi sombre et profond que les eaux du lac. Ses cils, épais et longs, captaient la lumière vacillante de la bougie, dessinant des franges mouvantes sur ses joues.
Une mèche de cheveux était collée sur sa tempe, et Aryha la repoussa en arrière du bout de l'ongle. Ils étaient si emmêlés ! Cependant, elle remarqua que cette mèche, miraculeusement épargnée par le désastre, était complètement blanche, et non blonde comme elle l'avait d'abord cru de prime abord sur la plage.
Sa longue tignasse enchevêtrée était d'une blancheur extraordinaire, alors même qu'il ne semblait pas avoir plus de... Quoi ? Aryha fronça les sourcils. En réalité, elle était incapable de lui donner un âge. Il avait l'air jeune, mais pas tant que ça. Et, même s'il n'avait pas le corps d'un vieillard, il semblait bien plus vieux que Hart. Il faudrait sans doute attendre qu'il ouvre les yeux pour avoir une réponse. Parfois, le regard d'une personne dévoilait le nombre d'année vécues, même si la souffrance en rajoutait souvent quelques-unes supplémentaires.
Sans s'en rendre compte, Aryha se frotta le front, y laissant une trace. Nettoyer des cheveux collés par du sang séché n'était pas chose aisée, c'était même sacrément coriace à réaliser. Elle connaissait bien cela, les nombreuses cascades de Chad en attestaient. Elle attendrait plutôt qu'il aille mieux pour l'emmener directement se laver la tête au lac. Le temps était précieux, il ne fallait pas en gâcher en se lançant à tâtons dans une tâche monumentale.
Que pensera-t-il de tout cela quand il se réveillera ?
Soudain, une dispute éclata entre Lorna l'Énervée, Irma l'Orgueilleuse et Danica l'Envieuse à propos d'un miroir mystérieusement brisé, et la jeune femme sursauta. Elle s'était encore une fois perdue dans ses pensées. Elle reprit son nettoyage minutieux, les joues rouges. De quoi se mêlait-elle ? Cet homme pouvait bien être jeune, vieux, ou un mélange des deux, pourquoi s'en soucier ?
VOUS LISEZ
Quand les Cavaliers semèrent l'Apocalypse - tome 1
Paranormal"Le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre, pour faire périr les hommes par le glaive, par la famine, par la mortalité et par les bêtes sauvages de la terre." C'est de cette manière qu'on annonça les Quatre Cavaliers qui débarquèrent sur Ne...