Chapitre final : Là où tout a commencé.

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Joffrey.

Je respire profondément. Une fois. Deux fois. Dix fois. J'ai l'impression d'avoir les poumons comprimés pendant que mon cœur bat trop vite. En dehors des périodes de combat qui se nourrissent de cette adrénaline, cette tension, ce n'est pas normal. Je ne devrais pas être dans cet état. C'est une nouveauté dont je me serais bien passé. Je déteste cette sensation de ne rien maîtriser. C'est la première fois que je dépends de quelqu'un dans ma vie privée. Ce n'est pas naturel, pas dans l'ordre des choses tel que je le conçois. Je me retiens de franchir cette putain de porte, prendre ma femme dans mes bras et décider de tout pour nous deux. Ce n'est pas ce qu'elle veut. Il faut que je me calme d'abord.

Le dos contre le mur, je persiste avec ce stupide exercice de respiration. J'essaie de ne pas cogiter mais c'est peine perdue. Dans ma tête, le moi rationnel lui accorde tout le temps qu'elle désire. Mon corps, lui, me dit clairement « merde, va la chercher ». Elle a exigé que je parte sans qu'on ait réglé la situation. Il ne faut pas être sorti de Saint-Cyr pour deviner la suite de notre histoire. Une accumulation de non-dits, du sexe, et deux personnes malheureuses à l'arrivée. Il faut régler ça, et vite. Je lutte contre mon besoin de dominer. Pas simple quand ce mode de fonctionnement s'est ancré de force dans notre ADN.

Des circonstances familiales particulières m'ont poussé très tôt à domestiquer le facteur risque. Grandir sans affection filiale c'est synonyme d'apprentissage à la dure. Chez moi, ça s'est traduit par anticiper le coup suivant. Ça évite l'erreur, la souffrance, les reproches. On se blinde avec plein de portes de sortie. Un peu comme un plan de bataille qui minimise les pertes. Celle de Florent n'a fait que confirmer la nécessité d'un bon blindage.  Toute ma vie s'est construite comme ça. Une succession d'actes réfléchis, pesés, maîtrisés pour mon propre bénéfice. J'ai toujours avancé en fonction du résultat attendu. Les dégâts collatéraux ? Un mal nécessaire. J'y ai perdu une grande partie de mon humanité. Il n'y a que pour elle que j'ai entrouvert la porte, et ça m'a rendu vulnérable. Paradoxalement, je suis devenu accro à cette sensation. Jusqu'à la trahison. Le naturel est revenu au galop. Contrôler les évènements pour ne pas être blessé. Blesser pour ne pas être oublié.

L'arrogance n'a jamais été un problème. En tout cas pour moi. Ça m'a évité le bahutage au boulot. Personne n'aime se frotter à un connard quand il connaît sa spécialité sur le bout des doigts. Or j'ai calqué ma vie amoureuse sur le même schéma. Assurance, décision, rien à foutre de ce qu'en pensent les autres. Ou l'autre. Je veux, je prends. On ne me le reprend pas, c'est moi qui décide quand jeter.
Ça explique aussi pourquoi avec elle, j'ai totalement merdé. Au premier regard, je l'ai voulue. J'ai foncé sur elle, en mode AMX30. Bourrin mais efficace. Sans nuance non plus. Je me suis servi de ma gueule pour obtenir sa reddition. De toute façon, je doute que ma personnalité puisse séduire qui que ce soit. Mais je ne m'attendais pas à l'importance qu'elle allait prendre dans ma vie. Ça a réactivé toutes mes insécurités. Sandrine m'a fragilisé. Alors j'ai réagi d'instinct et l'ai attaquée.

Notre rupture a été violente, sale. Mon besoin de détruire ce qu'on avait, c'était une manière de me protéger. Mais je l'ai réalisé trop tard. À des milliers de kilomètres d'elle. Ce retour sur les lieux du crime n'aura été qu'un calcul de plus vers mon objectif. Elle.
Et voilà où on en est.
Mes doigts sont déjà sur la poignée de porte. J'essaie de sentir ses émotions à travers l'obstacle. J'essaie de les comprendre. Pour un mec qui estime que l'empathie est une maladie vénérienne, on n'est pas rendu...

Je l'ai encore blessée alors qu'elle mérite d'être protégée. J'aurais dû lui avouer clairement pourquoi j'ai agi comme ça. Je n'aurais jamais dû agir comme ça. À chaque fois que j'y repense, ça me rend malade. Si je l'avais découverte dans la même position... Si cela s'était produit, on m'aurait déclaré perdu pour l'humanité. Alors pourquoi lui avoir fait payer mes propres fautes ?
Sans elle, je n'existe pas. Une coquille vide. Elle me manque. Son amour inconditionnel me manque. Il me maintient du côté des vivants. Je veux tout et je le veux avec elle. Être dans sa vie. Être sa vie. Cela ne fait pas de moi un meilleur gars. Ce que j'ai fait, pourquoi je l'ai fait, ne s'effacera jamais. C'est une trahison qu'il va falloir apprendre à dépasser. J'ai détruit quelque chose, ce jour-là. Si je savais comment réparer cette merde, je le ferais. Je suis prêt à tout faire pour qu'elle me pardonne, qu'elle me reprenne, à un degré viscéral. J'ai conscience de l'égoïsme que ça implique. Ouais, y a presque rien à sauver chez moi. Une âme tordue. Elle l'a toujours su et pourtant, elle m'a aimé. Elle m'aime encore parce qu'elle est comme ça, Sandrine. Aimante. Mais elle a totalement verrouillé son affection. Je veux être chéri, je veux qu'elle me laisse la chérir. Je veux apprendre. Ça me tue.

Cœur d'homme, âme de soldat 5 : Là où tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant