Chapitre 2

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Après deux semaines, Takuya ne la regardait plus dans les yeux, et l'ambiance était tendue. Ils avaient trouvé une colocation avec deux étudiantes en banlieue sud, dans un vieil immeuble face à une salle de concert. Au début, ils avaient partagé la même chambre, et il avait décidé qu'il dormirait par terre. Dès le lendemain, bien sûr, le dos tout endolori, il avait changé d'avis, et c'est elle qui lui avait laissé le lit. Erin et Lisa, les deux autres colocataires, sous-louaient l'appartement à d'autres personnes en réalité, ce qui avait eu l'avantage de permettre une certaine discrétion. Au bout d'une semaine, Takuya s'était mis à découcher, puis elle avait remarqué les regards et sourires complices entre lui et la jolie Erin au fort accent anglais, et le mystère s'en était trouvé élucidé par la même occasion. Elle était assez contrariée d'observer que la folle passion qui avait mené à cette déchéance ne résistait pas à l'exotisme d'une chevelure rousse, d'une peau pâle et d'un regard clair, sans oublier les fossettes et cet accent si charmant ! Elle se consolait en voyant disparaitre chaque jour un peu plus les objets qui trahissaient sa présence, et qu'il achetait avec son salaire de professeur de japonais dans une école de langues à Paris.

Sly, lui, appelait tous les deux jours, avec une régularité qu'elle imaginait réglée par une alarme, plus que par le cœur. Il lui téléphonait à des heures indues pour lui demander froidement si elle avait trouvé un travail, si elle avait besoin de quelque chose, si Takuya s'adaptait bien et si elle n'avait rien remarqué de spécial dans son comportement. Les deux hommes ne se parlaient plus. Lorsqu'elle lui avait raconté qu'il s'était trouvé un nouvel amour, il n'avait pas fait de commentaire, mais elle aurait juré qu'il avait étouffé un rire avant de changer de sujet. Quand elle s'était plainte du malaise entre elle et Takuya, il avait simplement répondu que ça passerait avec le temps. Alors elle avait osé aborder le sujet du mariage, et il avait soudain eu quelque chose d'important à faire et avait raccroché. Les jours qui avaient suivi avaient été très durs pour elle ; le temps passait si lentement, et l'oisiveté lui faisait plus de mal que la sensation d'avoir été flouée.

Le salut vint un soir de concert, où un inconnu croisé dans la rue lui offrit un billet et lui demanda de l'accompagner à la place de sa copine qui venait de le plaquer. Elle accepta d'un haussement d'épaules, et en rentrant plus tard, le cœur léger, elle se dit qu'il y avait là une opportunité. Sly lui envoya des fonds sans poser de question lorsqu'elle le lui demanda pour s'acheter une garde-robe efficace. Il ne broncha pas non plus lorsqu'elle ne décrocha plus ses appels nocturnes. Il laissait des messages, et elle lui répondait succinctement par texto. Elle sortait la nuit lorsque les autres allaient se coucher ou bien traînaient devant la télé, vêtue de vêtements de fête sous de longs et élégants manteaux d'hiver. A aucun moment la question de la moralité de ses activités ne lui vint à l'esprit, puisqu'il s'agissait d'allier l'utile à l'agréable, très chastement. Les premières fois furent des concerts, des séances de cinéma, des visites d'expositions, puis un verre en tout bien tout honneur. Et puis elle se dit qu'elle aimait bien danser, et certains partenaires avaient les moyens de l'emmener dans des lieux classieux et de faire preuve d'excentricité. Après l'expérience dont elle revenait, elle regardait tout cela avec amusement. Petit à petit, elle ne se concentra plus que sur les clients qui lui proposaient un certain standing et une expérience encore inédite. Même si elle ne couchait jamais avec eux, la séduction pouvait aller jusqu'au baiser, et elle n'était jamais à l'abri de se retrouver face à un pervers, ou un macho éméché.

- Tu vas où, comme ça ? lui demanda un soir Takuya en la dévisageant d'un air soupçonneux.

La présence d'Erin, assise devant la télé sur le canapé, ne lui avait pas permis d'exiger une réponse, mais elle avait lu dans son regard un agacement qui n'annonçait rien de bon. Elle sortait dîner cette fois-là avec un homme riche un peu esseulé qui lui avait demandé d'incarner une reine du disco. En montant dans le taxi qui l'attendait en bas de l'immeuble, elle jeta un rapide coup d'œil, par instinct, aux fenêtres de l'appartement. Il était là, l'observant depuis sa chambre, le portable déjà collé à l'oreille. Quelle meilleure excuse pour rabibocher deux hommes fâchés que celle de s'arroger le droit de se mêler de la vie de la femme qu'ils pensent posséder ? Quelques minutes plus tard, son propre smartphone se mit à vibrer : Sly dérogeait opportunément à ses appels programmés. Elle rejeta l'appel et éteignit l'appareil. Qu'elle soit sœur, ex ou épouse, de l'un ou de l'autre, elle avait besoin qu'ils la laissent respirer. Son client était avenant, drôle et généreux ; et si la magie du moment opérait, si l'affinité était indéniable, elle ne rentrerait pas cette nuit-là.

La Fleur et le Yakuza 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant