Chapitre 8

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Je me retrouvai seul pour la première fois depuis une éternité. Les premières secondes, je fus désemparé. La vaisselle sale qui restait à débarrasser me fournit un prétexte pour ne pas me changer en statue. Mes pensées tintèrent avec les assiettes, me disant que je n'avais quasiment pas quitté Sacha une minute depuis la fin des examens. Nous nous réveillions l'un à côté de l'autre, prenions nos repas ensemble, partagions nos journées, nos rêveries et mêmes nos bains avant de nous endormir tous les deux. Il m'était très étrange de laisser se creuser entre nous une distance de plusieurs kilomètres. Surtout, je n'étais pas tranquille de le savoir avec ma mère, sans pouvoir m'expliquer clairement ce que je craignais. Le connaissant, il la suivrait dans les rayonnages pendant qu'elle remplirait le caddie et certainement ne décrocherait pas un mot. A moins qu'elle ne tente d'engager la conversation. Elle parlerait seule, dirait des choses inintéressantes pour ne pas montrer qu'à cinquante ans elle était timide comme une jeune fille.

Il y avait près de l'escalier un petit cadre photo montrant ma mère me réceptionnant, à trois ans, au bas d'un toboggan. Elle essayait de sourire derrière ses longs cheveux que le vent avaient rabattus sur son visage, ses longs cheveux qui la gênaient et qu'elle avait coupés depuis. Je vis tout cela comme chaque fois que je remontais dans ma chambre.

Mes yeux se posèrent sur les valises toujours éparpillées et je sus que le moment était venu de les ranger. Le déplaisir chassé par une musique d'ambiance sur mon ordinateur, j'entrepris de trier les vêtements propres et le linge sale. Je m'amusai à faire une place à Sacha dans mon armoire. Entre les habits achetés à Paris et ceux qu'il avait récupérés de moi, il commençait à posséder une réelle garde-robe. Vint ensuite le moment de grouper mes cours dans un classeur et de dégoter sur les étagères un espace libre pour y placer mes livres. L'un me resta dans les mains. Il avait une carnation de neige, froid comme la chaleur d'une bougie dans le gel.

Je lus une ligne debout, puis un paragraphe entier avant de me rendre compte que je pouvais m'étendre sur le lit et continuer sans nullement me sentir coupable. Alors, je voulus faire les choses bien. La cruche de citronnade migra du frigo à mon lit, offerte sur un plateau rond près d'un verre rempli de glaçons. La fenêtre fut entrouverte juste ce qu'il fallait pour laisser entrer une brise aux arômes d'herbe coupée et aussi un peu de la tondeuse du voisin. Je me calai contre l'oreiller, allongeai mes jambes et sentis venir une fantastique sérénité.

J'avais régulièrement passé des moments seul au refuge. Mais alors, c'était pour réviser mes cours, pour écrire mon mémoire. J'étais désormais libéré de toute obligation. Sacha était loin de moi pour encore une heure, seulement une heure, et ses problèmes avec lui. J'eus une étrange sensation en me disant que jusqu'à son retour je pouvais ne plus penser à rien qu'à mon livre ouvert sur mes genoux. C'était vraiment bizarre et ça me faisait du bien.

Mes yeux firent encore une fois le tour de la chambre dont la vue, si elle était loin d'être ordonnée, me rendait follement heureux depuis que les bagages ne traînaient plus. Ma joie était telle que l'envie surgit de racheter une plante verte ou un panier de fleurs entier, tout frais, les pinceaux enduits de pêche et d'indigo encore posés sur les pétales. Il me manquait soudain la présence d'un végétal, sur le rebord de la fenêtre, pour tirer à moi le crépuscule ou l'insomnie. C'était ainsi qu'à l'automne dernier les pages se tournaient sous les ombres bleues.

Ma main s'étendit vers la citronnade. Je quittai la Terre pour d'autres contrées.

Sacha et MartinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant