Chapitre 20

14 3 0
                                    

Sacha retira le bras qui m'entourait ; son poids bascula dans l'autre, appuyé sur le plateau de la table. Il s'était éloigné alors même que son corps restait perché sur mes genoux et je continuais de sentir la présence des membres dont il m'avait confisqué le contact, la dureté qui les envahissait en accompagnant la rupture. C'était un équilibre étrange, une émotion vive encore dépourvue de nature qui cherchait à s'orienter en tournant sur elle-même. Je forçai ma propre main à secouer l'emprise paralytique qui commençait également à la gagner et la fis aller et venir dans le dos de Sacha pendant que je lui expliquais mon initiative. Une mollesse proportionnelle à la résistance qui se défaisait prit le dessus chez mon compagnon. Sa tête retomba sans force au bout de son cou. Il murmura quelque chose.

- Quoi ? le poussai-je à répéter plus fort.

Je compris qu'il n'avait voulu que se parler à lui-même au moment même où les syllabes perçues prenaient, avec un peu de retard, un sens dans ma tête. « J'ai cru que... », avait-il dit.

- Cru quoi ? demandai-je, sottement.

- Pourquoi tu fais toujours des choses sans jamais venir m'en parler avant ?

Je demeurai abasourdi par la puissance de la plainte. J'inspirai et expirai profondément en contenant toutes mes pensées, toutes mes sensations, me refusant à reconnaître la boule éclose dans ma poitrine qui me chuchotait l'évidence, à savoir que Sacha ne parlait sur ce ton, en faisant ces yeux-là, que lorsqu'il était fâché. Et plus je me taisais, plus ses yeux grossissaient. Plus le trouble s'étendait sous sa bouche aux commissures pendante, dégoût de moi, mépris pour nous deux. Mais l'affolement qui grandissait en mon sein ne me privait que davantage de mes moyens. Je me sentais soudain en danger, coincé sous sa forme lourde qui m'assiégeait. Je n'avais plus l'habitude de ses réactions aussi violentes qu'imprévisibles. La dernière fois qu'il s'était emporté, sa colère n'était pas dirigée vers moi mais sur le simple fait que l'administration lui réclamait une adresse qu'il n'avait pas. Je n'avais eu qu'à le consoler en restant près de lui. A présent, c'était tout différent. Il me fallait répondre.

- Je n'ai encore rien fait.

- Tu te permets de décider tout seul de ce que j'ai besoin !

- Rien n'est décidé, mon amour. Dis-moi où je me trompe.

- Mais il est pas là le problème !

Je voulais lui prouver qu'il n'avait vraiment pas à s'inquiéter puisque nous n'irions pas rendre visite à Symphonie s'il ne le souhaitait pas. Sauf qu'il n'était pas tant énervé par la perspective d'être amené devant la jument – s'il l'était au début, sa colère avait changé de cible –, c'était ma façon d'agir qui était en cause. Ma façon de l'abandonner avec la douleur que ma promesse avait provoquée. Je n'avais pas besoin de discuter plus longuement avec lui pour comprendre les tenants et aboutissants de ce qui clochait. Mais alors, j'avais l'impression de devoir combattre une chimère. Contrairement à ce qu'on aurait pu penser, la philosophie ne m'y avait guère préparé. Ses argumentations logiques et raisonnables n'avaient aucune chance de se faire entendre face à l'émotivité de Sacha. En tout cas, je ne voyais pas comment m'excuser des effets du désarroi dans lequel son attitude à lui me plongeait. Du moins, je ne pouvais le faire sincèrement, ce qui me semblait très peu respectueux à son égard. Ainsi restais-je inerte et, pour lui, d'autant plus agaçant.

L'ouverture soudaine de la porte me sauva. Sacha sauta de mes genoux avant que quiconque puisse voir dans quelle position il était et rendit à ses traits une complexion ordinaire. Je n'aimais pas le voir prétendre que tout allait bien devant les personnes extérieures. Ma mère semblait de toute manière trop épuisée pour rien remarquer. Elle suspendit sa sacoche à une chaise comme si elle pesait une tonne mais ressortit sans prendre le temps de souffler. Je l'observai par la fenêtre statuer avec Evan et mon grand-père sur ce qu'il convenait de faire des planches fraîchement acquises qui dépassaient du coffre.

Sacha et MartinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant