Prologue

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Sa veste sur le bras, Samuel plissa les yeux et constata que le printemps était là. Il descendit lentement les trois marches du perron de l'institution et salua silencieusement une infirmière qui lui lança machinalement un « bonne continuation » entre deux longues aspirations sur sa cigarette électronique. Il n'avait pas vraiment profité du jardin pendant son hospitalisation.
Trois semaines, le minimum. Deuil pathologique.
C'est ce qu'il y a de mieux pour toi. Tu en as besoin. On gère, ne t'inquiètes pas. Prends soin de toi.
Son père, ses amis, sa belle-famille. Tous l'avaient vu s'effacer derrière la douleur que la mort de Leïla a instillée chez lui comme une intraveineuse de la morphine, du choc de l'annonce après l'accident jusqu'au moment où ils crurent qu'il allait devenir fou. Son père avait pris les choses en main et organisé d'une main de maître son séjour dans la clinique privée où Samuel devrait réapprendre à vivre, ou au moins éviter de mourir. Il s'était laissé faire.
Réapprendre à vivre. Encore.
Après une jeunesse dissolue, marquée par les femmes, l'alcool et même la drogue, à l'aube de la quarantaine, il avait goûté enfin au bonheur et à l'amour. Grâce à Leïla. Sa sauveuse, son refuge, son âme sœur. Samuel s'était alors pris à croire qu'une autre vie était possible et avait rêvé d'une existence paisible – voire rangée –, en famille.
Avec Leïla, ils s'étaient rencontrés de la plus banale des manières, comme des milliers de couples avant eux : sur leur lieu de travail. Aux côtés de sa belle-mère Marianne Delcourt, cheffe du service de médecine générale, il est responsable du service d'obstétrique de l'hôpital Saint-Clair de Sète, qui est dirigé par son père, le docteur Renaud Dumaze. Leïla était infirmière. La meilleure de toutes : bienveillante, douce, irréprochable. Droite. Solide. Et d'une beauté méditerranéenne qui coupa le souffle de Samuel dès leur première rencontre. Il l'avait dragué lourdement – il ne savait alors pas faire autrement – ne se souciant ni de l'alliance à son annulaire ni des photos de ses filles accrochées à la porte de son casier dans la salle de repos où elle buvait parfois un café entre deux visites à des patients. Au début il ne souhaitait que l'ajouter à son chapelet de conquêtes déjà bien long, à la suite d'inconnues rencontrées aléatoirement dans des bars de nuit dont il retenait plus volontiers les mensurations que les prénoms. Mais elle eut une façon étrange de se refuser à lui tout en le laissant s'approcher dangereusement de son intimité. Ils prenaient souvent leur pause rien que tous les deux. Moments de complicité fugaces, presque volés. Il se sentait attiré par elle bien au-delà des promesses charnelles qu'elle ne lui faisait pas mais qu'il devinait quand même. Il savourait sa compagnie. Il aimait son calme, la sérénité dans ses yeux noirs, les sourires qu'elle ne parvenait pas à refréner lorsqu'il était particulièrement inspiré et lui faisait des déclarations enflammées pour qu'elle succombe. Car il était tombé amoureux, mais, peu familier de la chose, n'avait pas réalisé ce qui lui arrivait. Elle avait fini par l'apprivoiser, elle l'apaisait et le maintenait dans le droit chemin. Et quand sa seule présence suffit à le rasséréner, elle s'était ouverte, lui rendant la pareille petit à petit. Ils vécurent alors une passion qui ne semblait pas avoir de fin. L'un et l'autre avaient intégré l'idée que leur idylle serait puissante, dévastatrice, douloureuse, éphémère, mais ils ne pouvaient faire autrement que d'y céder. Ils s'étaient trompés. Ils avaient bien plus à vivre. Leïla demanda le divorce et juste comme ça, en faisant de la place dans ses placards et un double des clés de la maison où il avait toujours vécu seul, Samuel devint heureux.
Trois petites années seulement. Depuis six mois, depuis l'annonce funeste, il se battait pour ne pas rejoindre Leïla dans la mort. Il y avait songé plusieurs fois. La mort ne lui faisait pas peur. C'est vivre sans sa moitié qu'il redoutait. Mais il ne se résoudrait jamais à passer à l'acte. Par devoir. Et surtout par amour.

Son père l'attendait derrière la grille. Une bise maladroite. Une légère pression sur son bras qui signifia à Samuel que l'instant était solennel. Le docteur Dumaze était venu seul. Un pincement resserra le cœur de Samuel.
— Tu veux passer chez toi ou on va directement chez Chloé ?
— Allons-y.
Chloé Delcourt était la belle-fille de Renaud, et aussi la patiente de Samuel. Il avait épaulé le couple qu'elle formait avec son mari Alex dans leur désir d'avoir un troisième enfant. A quarante ans passés, ils avaient eu du mal à concevoir. Samuel avait été aux premières loges pour assister à leurs espérances, leurs désillusions et enfin leur joie quand il leur avait annoncé la bonne nouvelle. La petite Céleste avait maintenant dix-huit mois et se portait comme un charme. Sa grande sœur Judith poursuivait des études supérieures à Montpellier mais Maxime, l'aîné de la famille, vivait à Sète non loin de chez ses parents et on le trouvait plus souvent que de raison dans la maison où il avait grandi. Une véritable tribu, les Delcourt. Pour Samuel, qui n'avait ni frère ni sœur et avait été élevé par sa défunte mère en solo – il n'avait renoué avec son père démissionnaire que récemment, leur passion pour la médecine ayant fini par les réunir – ça n'était pas toujours simple. Mais même s'il avait longtemps refusé de l'admettre, il se sentait bien en leur compagnie et, les jours où c'était trop pour lui, il pouvait compter sur Clémentine. La compagne de Maxime, comme lui, devait composer avec cette belle-famille parfois envahissante. Ils avaient peu ou prou le même âge – elle avait vécu vingt printemps de plus que son homme mais l'évidence de leur couple n'inspirait plus aucune réflexion à ce sujet depuis longtemps – et elle était une véritable amie pour Samuel. Une amie bien différente des quelques carabins qu'il fréquentait encore. Ça aussi c'était nouveau. Et agréable.
Renaud déposa son fils devant la maison au bord de l'étang et fila à l'hôpital, il n'avait pas le temps de rester. Il n'avait jamais le temps, ne l'avait jamais eu.

C'est avec une impatience teintée d'appréhension que Samuel remonta l'allée. Les dernières semaines avaient semblé durer des mois. Collé de travers sur la porte, il trouva un post-it qui le fit sourire : « C'est l'heure de la sieste, ne pas sonner ! ». Alors il toqua discrètement et entra sans attendre d'y être invité. La voix joyeuse de Clémentine l'accueillit :
— Samuel, c'est toi ? On est dans le salon !
Il déposa sa veste sur une chaise de la salle à manger et traversa la cuisine ouverte qui débouchait sur le salon, des odeurs réconfortantes lui chatouillèrent les narines. Son amie lui sourit, elle était allongée sur le canapé un coussin dans son dos, les jambes repliées, un linge sur l'épaule au cas où. Sur la table basse, un biberon presque entièrement vidé. Et contre sa poitrine, un bébé bienheureux. Samuel s'accroupit, caressa doucement la nuque chaude et chuchota pour ne pas réveiller Elyo.
— Bonjour mon fils. Tu m'as tellement manqué.

Par-delà les étoiles (Demain Nous Appartient)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant