Chapitre 6

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Samuel

Je m'assois comme d'habitude sur le coin de la tombe de Leïla. Le marbre froid transperce la toile fine de mon pantalon. Elle qui avait la peau si chaude.
Des fleurs fraîches égaient la pierre grise. Noor ou Soraya, probablement. La présence assidue des filles de Leïla n'a pas faibli avec le temps. Je les croise parfois et on se comprend. Du vivant de leur mère on prenait soin de s'éviter autant que possible, les sœurs n'ont jamais accepté le choix de Leïla de m'offrir une place dans sa vie, et je n'ai aucune envie de garder le contact avec elles. Mais Leïla aurait aimé voir que dans la peine, nous avons réussi à mettre nos différends de côté. Les aigreurs ont cédé la place à la compassion, puisqu'à quoi bon s'écharper maintenant ?
Je caresse du bout des doigts le nom gravé en lettres d'or de la femme que j'ai le plus aimé.
— Elyo bave partout en ce moment à cause de ses dents qui sortent, mais il se porte comme un charme. Il est tout le temps joyeux, comme toi. Tu le verrais s'émerveiller sur tout et sur rien ! Moi aussi je vais bien, dans l'ensemble. Tu ne le croirais pas mais je travaille beaucoup moins. Pourtant c'est toujours autant l'effervescence à l'hôpital ! Ta remplaçante à la tête du service se débrouille, mais ce n'est plus pareil, sans toi. Clémentine a essayé de me mettre au sport. C'est peine perdue, j'ai trop souffert, je ne comprends pas que les gens puissent prendre du plaisir à se faire du mal comme ça ! Bref.
Je sais que Leïla aurait rigolé de me voir marcher comme un petit vieux pendant deux jours après ma séance sur la plage : tous les muscles de mon corps s'étaient rebiffés !
Je reste silencieux quelques instants. Le vent s'engouffre dans le cimetière, j'imagine que c'est la voix de ses habitants. J'écoute. Une accalmie me pousse à reprendre.
— Il faut que je te dise quelque chose. J'ai invité une femme à dîner, ce soir. Elle s'appelle Alma, c'est une amie de Clémentine et Chloé. Elle est aussi blonde que tu es brune ! Je crois qu'elle te plairait, elle semble douce et sincère. J'ai envie de faire sa connaissance, j'espère que tu ne m'en veux pas. Mais je ne sais pas si je suis prêt pour ça. Tu me manques tellement !

J'ai le cœur plus léger quand je rentre chez moi. Je n'ai pas la moindre idée de la tournure que prendra la soirée mais il me semblait important d'en parler à Leïla. Car j'ai le sentiment de la tromper depuis que j'ai rencontré Alma. C'est absurde, je sais que si elle avait eu le temps de me dire adieu, Leïla m'aurait donné sa bénédiction pour refaire ma vie. Elle aurait souhaité que quelqu'un prenne soin de moi et d'Elyo. Malgré tout je ne parviens pas à me projeter au-delà de ce sourire d'ange qu'Alma m'a adressé. Je n'ai aucune idée de ce que j'espère de cette soirée et j'ai été plus d'une fois tenté de me dédire. Mais l'heure tourne et j'ai fait les courses puis cuisiné. Je me suis changé, ai taillé de près ma barbe, dressé la table. J'ai préparé d'avance le biberon du soir d'Elyo pour être tranquille, lui ai donné son bain, vidé une machine.
Et je n'ai rien annulé du tout.

Alma

Face à ses copies, Alma retarde au maximum le moment de se préparer. Elle essaie de se convaincre que c'est une petite soirée sans prétention entre deux nouveaux amis qui s'annonce, et que par conséquent elle n'a pas besoin d'en faire tout un cinéma. Son jean fétiche, un joli chemisier, de l'anticernes pour dissimuler son état de fatigue feront l'affaire. Elle doit admettre tout de même qu'une partie d'elle se demande si elle ne devrait pas en profiter pour sortir le grand jeu. Activation du mode femme fatale. Pour séduire cet homme qui l'attire comme un aimant. Il l'a invité chez lui plutôt qu'au restaurant. Pour un premier rendez-vous c'est plutôt osé, c'est bien qu'il a une idée derrière la tête, non ? Ou alors la raison est beaucoup plus simple, et bien moins glamour. « Ça sera plus pratique » avait-il avancé, avant de soutenir qu'il était bon cuisinier, comme pour se justifier. Alma sait maintenant qu'Elyo est le fils qu'il a eu avec Leïla, et cette partie de la vie de Samuel dont il a pris soin de lui parler le moins possible l'effraie au plus haut point. Il est dans une situation tellement compliquée, que vient-elle y faire ? D'autant qu'elle ne vaut pas mieux, elle qui est fraîchement divorcée, fragile, amochée.
Mais peut-être font-ils justement la paire.
Raisonnable, Alma abandonne l'idée de s'accoutrer en aguicheuse – elle serait ridicule – et s'en tient à son plan initial qui lui ressemble davantage. Et puis ce n'est pas comme si sa garde-robe débordait de robes sexy, on ne peut pas dire que sa vie amoureuse ait été très pimentée ces derniers mois, et elle a perdu beaucoup de poids, pas sûr que celles qu'elle a lui aillent encore...
En proie au doute, Alma hésite à envoyer un message à Samuel pour se défiler lorsqu'elle reçoit un appel de Clémentine.
— Tu fais quoi ce soir ? Je sais que je m'y prends un peu tard mais Max va au ciné avec des potes donc si ça te dit je suis partante pour aller boire un verre !
Fugacement, Alma aperçoit là l'opportunité de changer ses plans sans trop culpabiliser.
— En fait... Normalement j'ai quelque chose de prévu... Mais je peux annuler...
— Oh non, voyons ! objecte Clémentine. Tant pis pour moi ! Qu'as-tu au programme ?
— Hmmmpf.
Le borborygme émit par Alma amuse son amie.
— Eh bien, ça n'a pas l'air de t'enchanter !
— Samuel m'a invitée à dîner chez lui, lâche Alma dans un souffle.
— Quoi ! Mais c'est super !
Alma grimace.
— Tu trouves ?
— Il te plaît, non ?
— Oui...
— Mais... ?
— Je ne lui ai pas dit pour mon cancer.
— Oh. Et quoi ? Tu crois que ça le ferait fuir ? Je te garantis que Samuel n'est pas comme ça !
— Je sais. Mais c'est difficile pour moi.
Alma ne souhaite pas en dire plus. Très peu de personnes savent qu'elle a choisi de ne pas reconstruire le sein qui a disparu avec la tumeur maline. Chaque jour en observant son torse asymétrique et la longue cicatrice qui le balafre elle se demande si elle a fait le bon choix. Difficile alors pour elle de se projeter dans une relation intime avec un homme, même si elle en a envie.

Par-delà les étoiles (Demain Nous Appartient)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant