Samuel
En voyant arriver Clémentine au Spoon je me dis que j'aurais mieux fait de changer de café. Je sais qu'elle est au courant que j'ai vu Alma hier soir, et je la connais assez bien pour savoir qu'elle va me demander de lui raconter notre soirée en détails. Elle s'invite avec un naturel déconcertant sur le tabouret haut à côté de moi, comme si nous avions rendez-vous, sans se demander si peut-être je ne préférerais pas rester seul. Elle commande un smoothie vitaminé, je devine qu'elle fait une pause après un client et qu'elle retournera en torturer un autre dans quelques minutes. Elle est trop polie pour me questionner d'emblée, et bien que je devine qu'elle meurt d'envie de me cuisiner je me contente d'un « Bien, et toi ? » expédié en réponse à son « Ça va ? ». Je m'amuse de faire comme s'il ne s'était rien passé, même si j'ai conscience que cette soirée avec Alma représente aux yeux de Clémentine un énorme pas de franchi dans la gestion de mon deuil.
Je ne sais pas ce qu'Alma racontera mais moi j'ai envie de garder secret ces quelques heures partagées. Parce que ça ne ressemblait pas à un rendez-vous amoureux, même si j'ai été séduit. Parce que j'ai le sentiment que ce qu'on s'est dit est de l'ordre de l'intime et ne regarde que nous. Et parce que j'ai peur que prononcer tout haut des mots pour décrire cette bulle dans laquelle on s'est réfugiés le temps d'un soir l'éclaterait.
Mon meilleur allié me sauve en venant à ma rescousse pour détourner la conversation. Elyo se tortille dans sa poussette, réveillé, impatient et affamé, alors je m'empresse de dégainer biberon, bavoir et lait en poudre de son sac à langer. Je sais qu'il le préfère tiède alors je demande à la serveuse si elle veut bien le passer quelques secondes au micro-ondes.
— Tu as l'air en forme, affirme Clémentine d'un air innocent après de longues minutes à m'observer.
C'est parti. Je sens que l'interrogatoire va débuter, en fin de compte.
— J'ai eu Alma au téléphone tout à l'heure, je ne sais pas trop comment elle allait, elle n'a rien voulu me dire. Votre dîner s'est bien passé ?
Je comprends soudain que ça n'est pas la curiosité qui anime Clémentine. En fait elle s'inquiète pour nous. Ou pour Alma seulement ? Est-ce qu'elle pense que je pourrais mal me comporter avec elle ? Comme m'en servir pour oublier Leïla et la jeter dès que je me rendrais compte que ça ne fonctionne pas ? Evidemment que c'est ce que Clémentine pense, puisque moi aussi ça m'a effleuré l'esprit. Peut-être qu'avec une autre ça aurait été le cas, mais hier soir je n'ai pas envisagé une seule seconde que la soirée puisse être sans lendemain. Quand l'heure a tourné au-delà du raisonnable, qu'Alma a décidé qu'il était temps de rentrer chez elle et qu'elle s'est éclipsée en me donnant un dernier de ses sourires extraordinaires je n'ai pas ressenti de frustration, et je suis sûr qu'elle non plus. Je ne sais pas à quel jeu on joue, puisque ce n'est pas celui de la séduction, mais la partie n'est pas terminée, ça j'en suis certain. On a prévu de se revoir la semaine prochaine. Même endroit, même heure.
Je suis touché par l'instinct protecteur de Clémentine, et je décide qu'elle mérite d'avoir des réponses, car après tout c'est grâce à elle qu'avec Alma nous nous sommes rencontrés.
— C'était parfait. Elyo a été sage, nous avons pu discuter tranquillement. Elle a été très patiente avec moi, j'ai beaucoup parlé de Leïla. Et je crois que j'ai su moi aussi être à son écoute, elle avait besoin d'ouvrir les vannes et de laisser aller ce qu'elle a sur le cœur. On a tous les deux des démons accrochés à nos basques ! j'ajoute en plaisantant à demi en pensant à ce moment où elle s'est enflammée en me racontant les pires travers de son ex-mari qui ont mené leur union au divorce.
Bien qu'elle ne m'ait pas donné de raison à leur séparation, j'ai bien compris qu'elle avait sincèrement aimé cet homme et qu'au fond peut-être qu'elle l'aimait encore un peu, quoiqu'elle en pense aujourd'hui. Les reproches qu'elle lui faisait avaient un goût amer et masquaient de la déception et un immense sentiment d'inachevé grêlé d'actes manqués. Il avait de la chance d'être en vie, mais l'amour qu'elle avait partagé avec lui s'était aussi soudainement et douloureusement éteint que celui que Leïla et moi avions connu.
— Oh je n'étais pas sûre qu'elle t'en parle ! commente Clémentine avec entrain. Mais c'est bien, j'espère que toi elle t'écoutera vraiment, puisque tu es médecin.
Je hoche la tête sans réfléchir avant de tiquer.
— Comment ça ? je demande, ne comprenant pas le sens de cette dernière remarque.
— Eh bien, tu as dû croiser plus d'une patiente dans son cas. Je sais qu'elle hésitait à t'en parler. Elle est réticente à positiver tant qu'elle n'est pas officiellement totalement guérie, même si tout va bien en rémission, alors si c'est toi qui la rassures elle te croira sûrement.
Je ne dis rien.
Je me sers de toutes ces années à jouer au poker les soirs de garde dans les salles d'internats pour calquer un masque sur mon visage qui ne trahit pas les gifles que les mots de Clémentine viennent de me donner. Le déroulé de la soirée repasse en accéléré dans ma tête, j'essaie de me souvenir de la moindre remarque d'Alma qui aurait pu me mettre la puce à l'oreille. Mais j'ai beau retourner nos discussions dans tous les sens, je suis sûr que rien n'a pu me laisser penser qu'elle a eu un cancer. Me voilà à analyser quoi faire de cette information. Si elle ne m'a rien dit c'est qu'elle ne voulait pas que je sache.
Bien malgré moi, j'ai le sentiment d'avoir trahi sa confiance.Alma
La fin de semaine n'arrive pas assez vite au goût d'Alma. Elle en a marre de ses élèves qui la font tourner en bourrique, marre des conseils de classe qui s'éternisent, marre de ne pas pouvoir embrasser son fils le soir en rentrant du lycée – dans ces moments-là elle regrette de s'être éloignée de lui, quelle idée ! –, marre d'être tout le temps fatiguée. Mais elle se fait une joie d'aller dîner chez son nouvel ami. La semaine passée, elle ne s'était pas attendue à ce que la soirée soit si réconfortante, elle s'était pourtant sentie libérée d'un poids après s'être livrée sans fard à Samuel. Il avait été une oreille attentive, elle regrettait presque ne pas lui avoir confié qu'elle peinait à se remettre de son cancer. Elle avait conscience que le nœud qui siégeait en permanence dans sa poitrine ne se délacerait que quand elle serait en paix avec cette page de sa vie, et en parler était un moyen d'y parvenir. Peut-être aurait-elle déjà dépassé ce stade si elle avait assisté à des groupes de parole comme lui avait conseillé avec lourdeur son oncologue, mais elle n'avait jamais trouvé le courage de s'y rendre.
Cette fois elle refuse de le laisser cuisiner, et insiste pour qu'ils se fassent livrer. Une autre fois elle lui préparera un bon petit plat, promis. Ou pas. Elle a conscience des limites de ses talents culinaires.
— J'ai enfin trouvé une nounou, annonce subitement Samuel.
— Ah. C'est une bonne nouvelle, j'imagine ?! questionne Alma, désarçonnée par cette information qui n'a rien à voir avec le fait de choisir entre japonais ou indien.
— En effet ! Ça veut dire que dès qu'Elyo se sera habitué à elle – et vu comme c'est parti ça ne va pas être long ! –, je t'emmènerai dîner au restaurant.
Voilà donc le cheminement de sa pensée. Alma esquisse un sourire timide. Ça veut dire s'afficher en public ? Pense-t-il qu'ils sont déjà un couple ? A-t-elle envie qu'ils le soient ? Ne peuvent-ils pas se contenter de ces soirées intimes, soustraites à l'ordre social et au regard des autres ? Samuel ne perçoit pas le trouble d'Alma. Elle voit qu'il est heureux alors elle préfère ne pas l'encombrer avec les doutes qui l'assaillent, et le laisse choisir ses sashimis favoris.
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Par-delà les étoiles (Demain Nous Appartient)
FanfictionPlusieurs mois après le décès brutal de sa compagne, Samuel peine à retrouver le goût de vivre. Malgré tous les efforts de sa famille et de ses amis pour l'aider, parviendra-t-il à surmonter sa peine ? Le salut peut-il venir de sa rencontre avec Alm...