Chapitre 10

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Samuel

Je constate qu'Alma n'est pas restée inactive pendant que je m'efforçais à rendormir Elyo.
— Tu n'étais pas obligée de débarrasser ! je m'offusque, en avisant que les traces de notre repas ont disparu.
Elle a même pris l'initiative de se préparer une tisane, la même que celle que je lui ai servie la semaine dernière. Serions-nous en train de prendre des habitudes ? Je rigole et la rassure quand elle s'excuse de ne pas m'en avoir fait infuser une, ne sachant pas en combien de temps je parviendrais à me débarrasser du perturbateur, elle ne voulait pas prendre le risque qu'elle refroidisse. J'aime cette familiarité instantanée entre nous, ça rend les choses tellement simples.
A l'inverse de la semaine passée cependant, quand nous avions adoré laisser le jazz accompagner notre fin de soirée, aujourd'hui on savoure le silence retrouvé, maintenant qu'Elyo dort. Nous sommes assis côte-à-côte dans le canapé du salon et pendant un moment aucun de nous n'a quelque chose à dire. Si Alma semble parfaitement décontractée, je me sens de plus en plus mal à l'aise. En s'immisçant entre nous à peine Alma arrivée, Elyo a accaparé notre attention, ce qui a fait mes affaires, car je n'arrête pas de penser aux révélations que Clémentine m'a faites au sujet de l'état de santé d'Alma à un point tel que j'appréhendais nos retrouvailles. Finalement la légèreté de notre dîner a contenu la culpabilité qui grandissait en moi, mais maintenant elle m'accable de tout son poids.
Je décide néanmoins que je ne peux pas faire comme si je ne savais pas, j'ai l'impression que c'est écrit en lettres capitales sur mon front. Je me racle la gorge. Clémentine se trompe, c'est beaucoup plus difficile d'aborder le sujet avec une amie qu'avec des patientes. Soudain je réalise qu'il y a une possibilité que Clémentine ait parlé à Alma, puisqu'elle croit que j'étais au courant. Est-ce qu'Alma sait que je sais ? Quel con ! Pourquoi je n'ai pas dit à Clémentine qu'elle m'apprenait quelque chose ? Au moins je n'aurais pas été le seul à culpabiliser...
— Humm, tu as eu des nouvelles de Clémentine cette semaine ? je demande en m'efforçant de rester naturel.
Je parviens à masquer mon soulagement quand Alma m'explique que non, elles n'ont pas eu l'occasion de se parler ces derniers jours, entre les conseils de classes de l'une et les séances de coaching de l'autre elles n'ont pas trouvé une minute pour s'appeler !
— Moi je l'ai croisée, le week-end dernier. Je crois qu'elle voulait s'assurer que je m'étais bien comporté avec toi vendredi !
— Ça ne m'étonne pas, rigole Alma.
J'hésite. Ça serait si simple de ne rien dire. Je pourrais prétendre avoir coupé court à la curiosité de Clémentine et on en resterait là. Mais ça serait lâche et ça me rattraperait de toute façon, je le sais bien. Alors je me lance :
— Je lui ai raconté qu'on s'est pas mal confié l'un à l'autre, j'espère que tu ne m'en voudras pas.
— Non, voyons ! Pourquoi je t'en voudrais ? s'étonne-t-elle, toujours tout sourire.
Je soupire, convaincu que les prochaines minutes changeront de façon irrémédiable la nature de notre relation.

Alma

En colère, le nez caché dans sa tasse, Alma se demande si elle pourrait disparaître dedans. Très fort, elle essaie d'en vouloir à Clémentine pour l'avoir mise dans cette situation, mais malgré ses efforts elle ne parvient pas à blâmer son amie, qui n'a pas voulu mal faire, c'est évident. Mais c'est plus facile que d'affronter la réalité, qui est qu'elle est la seule coupable dans cet imbroglio. Elle se reproche sa faiblesse la semaine précédente. Cent fois elle a essayé de se confier à Samuel. Ça aurait été facile de lui dire, quand elle lui a raconté son divorce par exemple, ou quand il lui a demandé pourquoi elle avait accepté sur un coup de tête de venir seule à Sète. Oui, ça aurait été facile de lui expliquer à ce moment-là plutôt que d'esquiver et détourner la conversation. Et ça énerve Alma, parce que ça ne devrait pas être un sujet. Elle refuse que le cancer devienne ce qui la définit. Elle craint par-dessus tout que le regard de Samuel sur elle change. C'est toujours ce qui arrive. Elle a tellement lu la pitié dans les yeux des gens, à Nantes. Même de la part de ses amis, surtout de la part des plus proches, d'ailleurs. Les autres, les connaissances, les collègues, elle s'est fichue de leur réaction. Mais les excès de sollicitude de son entourage étaient écœurants. Comment leur dire ? Que c'était trop, que leur prévenance l'étouffait, qu'elle voyait bien dans leurs yeux la peur qu'ils avaient de la perdre, même s'ils essayaient tant bien que mal de la dissimuler, et puis aussi qu'elle avait redouté de les décevoir, si elle les laissait tomber et décidait d'arrêter de se battre. C'était arrivé, au plus fort de la lutte contre la maladie, quand tout devenait trop difficile, que les médecins n'étaient plus aussi optimistes qu'au début de sa prise en charge, et qu'ils prenaient des pincettes pour lui parler de « changer de traitement », d'être « plus agressif », parce que « ça ne fonctionnait pas comme prévu ». Mais c'est à eux tous qu'elle doit d'être toujours vivante, autant qu'à elle-même de ne pas avoir cédé, et depuis qu'elle est partie elle ressasse un sentiment de culpabilité. En repartant de zéro et en taisant sa maladie – ici, seule Clémentine est au courant –, c'est comme si elle avait abandonné ses soutiens. Refuser d'en parler c'est refuser d'accepter que ce soit arrivé. Alma en a conscience, ce qui ajoute à sa contrariété. Cela la perturbe au plus haut point parce qu'elle ne se reconnaît pas. Fuir ne change rien, elle a toujours peur du cancer et des stigmates qu'il a laissés sur sa peau, et tant qu'elle ne se l'avouera pas ça la rongera. Et voilà que Samuel est au courant. Lui qui en si peu de temps a rejoint le cercle très fermé de « ceux qui comptent ». Ceux qu'on ne veut pas blesser. Ceux qu'on ne veut pas abandonner.
Ceux qu'on a peur de décevoir.
Cependant elle ne lit pas de pitié dans les beaux yeux azur de Samuel, juste de la compréhension.
— On n'est pas obligés d'en parler, dit-il avec douceur, mais je préférais que tu saches que je suis au courant.
Il ouvre sa main entre eux sur le canapé, et, sans rien dire, Alma entrelace leurs doigts en signe de reconnaissance. Le silence les enveloppe de nouveau, rempli cette fois d'une connivence nouvelle.

Par-delà les étoiles (Demain Nous Appartient)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant