Chapitre 3 - Retour aux sources

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J'ai roulé toute la journée et toute la nuit. Même si je l'avais voulu, j'aurais été incapable de dormir. Je n'ai fait étape que pour mettre de l'essence et pour laver le pick-up dès que j'ai rejoint une vraie route goudronnée, pour qu'il redevienne bleu plutôt que marron.

Mais à présent que je me suis garé face à la mer, le bercement des vagues et la douceur du soleil qui s'élève dans la vitre arrière gagnent la partie, je m'écroule sur la banquette.

Je me réveille trois heures plus tard, parce que la température à l'intérieur de l'habitacle commence à devenir insupportable. J'avais presque oublié à quel point les journées pouvaient être chaudes en plein été sur la côte. J'échange mon t-shirt contre une chemise couleur fauve, je retrousse les manches et je sors faire quelques pas sur la plage. Dix-sept ans que je n'ai pas senti les embruns de l'océan sur ma peau. Allongé dans le sable sec, un bras sur les yeux pour me protéger de la lumière vive, j'ai du mal à émerger. Le sel qui s'accroche à mes lèvres a le goût d'aventure des baisers volés.


Pour éviter de me rendormir, je me lève, et pars errer dans le centre-ville. Hormis le dédale des rues, je ne reconnais plus rien. J'achète deux croissants que je mange en marchant, et deux paquets de cigarettes. Pas celles que je fumais avant, même si elles m'ont sauté aux yeux sur le présentoir, mais celles dont j'ai l'habitude aujourd'hui.

Je m'arrête un instant devant l'ancien bar de Sergueï, une grande maison de ville avec une cour intérieure, dans laquelle j'ai vécu un an et demi. Je l'avais quittée dans la précipitation la plus totale, me retrouvant à la rue du jour au lendemain avec Cheyenne et Karia, avec pour seules ressources mes économies dans un sac à dos et la parole du Tsar de me donner un travail à Teneria. Les souvenirs les plus sombres me reviennent en premier et une angoisse diffuse me remue les entrailles, réminiscence de la terreur que j'avais éprouvée ce jour-là et pendant la période troublée qui l'avait suivi. La dernière image que je garde de Sergueï, c'est le moment où il me hurle de m'enfuir et de mettre les filles à l'abri. Sa maison est un casino, à présent.

J'avais gardé dans mes souvenirs une image plus sulfureuse de Ludmia. Une ville faite de jeux et d'adrénaline, mais également de ragots et de coups de couteaux dans le dos. Une ville où l'on pouvait se cacher, disparaitre, se faire invisible, si invisible que personne ne retrouvait jamais votre cadavre. Mais aujourd'hui, hors du prisme de la mafia, on dirait seulement une ville de plaisance ordinaire, avec des couples qui se promènent le long de la plage, des touristes à vélo, des taxis qui klaxonnent, les goélands qui surveillent d'un œil attentif les bateaux de pêche rentrant au port, un marché coloré sur la place autour de la fontaine. Le pistolet glissé dans la ceinture de mon jean paraîtrait déplacé si je ne connaissais pas l'envers de ce décor de carte postale.

Je vais m'asseoir à la terrasse du café où Olga m'a donné rendez-vous, même si je suis en avance. Je choisis une place à l'ombre de la tonnelle, de laquelle je peux à la fois voir l'océan et surveiller la rue.

- Un café s'il-te-plaît. Serré, je demande à la jeune serveuse qui s'approche de moi.

J'ai besoin de me réveiller, j'avale la tasse d'un seul coup. Pour tromper l'attente, je laisse mon regard s'absorber dans le va-et-vient relaxant des vagues.La serveuse vient débarrasser la table, et quand je tourne la tête vers elle pour payer ma consommation, je suspends immédiatement mon geste et abandonne le billet sur la table.

Olga est là, de l'autre côté de la terrasse, éblouissante dans une robe vert bouteille corsetée, agrémentée de dentelle noire. Mon cœur se met à battre à toute allure, l'extase de se sentir vivant pulse jusque dans mes tempes.

Elle me sourit et je me dirige vers elle sans hésiter. Mes mains se placent spontanément au creux de sa taille et mes lèvres passent à deux centimètres des siennes, frôlant les anneaux dorés pendus à ses oreilles, pour déposer un baiser dans son cou. Je me traite immédiatement d'imbécile. Pourquoi n'ai-je pas osé l'embrasser ? Elle pose sa main sur ma poitrine, puis sur ma joue. A cet instant, le monde entier pourrait bien s'effondrer autour de nous, cela n'aurait aucune importance.

- Je suis si contente que tu sois venu, dit-elle.

Je me secoue de ma torpeur.
- Viens, on va boire un verre, dis-je en la prenant par la main pour l'emmener vers ma table.

La serveuse revient vers nous avec son calepin à la main. Je lui demande un whisky. Olga me regarde attentivement, attendant de savoir ce que je vais choisir pour elle. Je ne réfléchis pas longtemps : un bloody mary.

Elle éclate de rire comme s'il n'y avait personne autour de nous.
- Je n'en ai pas bu depuis au moins dix ans !

Mais moi je me rappelle. C'était son cocktail préféré lorsque nous étions chez Sergueï. Lors de soirées d'ennui inspirées, elle s'amusait à en concocter de multiples déclinaisons épicées dont je ne me lassais pas d'être le cobaye.

- Comment est-ce que tu m'as retrouvé ? je lui demande une fois que la serveuse s'est éloignée.

- Une amie à toi est venue me voir, pour que je lui parle de toi. Gabriella.

- Merde ! je réplique en passant les mains dans mes cheveux. Elle est venue ici ? Je suis désolé, Olga, sincèrement.

Je n'en crois pas mes oreilles. Gaby est du genre fouineuse, mais je n'aurais jamais cru qu'elle irait fouiller dans mon passé jusqu'à ce point. Connaissant sa capacité à poser des questions indiscrètes, je me demande soudain ce qu'Olga a pu lui raconter. Il est vrai que depuis quelques semaines, Gaby est plus distante, je n'ai plus droit à ses interrogatoires envahissants que je n'arrivais à faire taire qu'en la mettant mal à l'aise ou en l'embrassant.

Lorsque Gaby était venue me voir pour la première fois pour me parler de son idée de biographie, j'avais d'abord catégoriquement refusé de lui raconter quoi que ce soit de ma vie personnelle. Face à son insistance, j'avais cru m'en débarrasser en lui faisant comprendre qu'elle allait devoir donner de sa personne pour que je lui dévoile la moindre information. Sauf qu'elle avait relevé le défi, et que je m'étais pris au jeu : un récit, contre une soirée avec moi.

- Si elle n'était pas venue, me dit Olga doucement, je ne t'aurais peut-être jamais revu. Et puis, je reconnais qu'elle est jolie, ajoute-t-elle avec un petit sourire en coin, me fixant d'un air malicieux pour observer ma réaction.

Je lève les yeux au ciel :
- Il y en a partout, des filles jolies.

La serveuse pose sur la table mon verre de whisky et le cocktail d'Olga. J'ai tellement de questions, je ne sais pas par où commencer.

- Qu'est-ce que tu deviens ?

Elle m'explique qu'elle possède à présent la maison close qui appartenait à la sœur du Tsar. C'est là que le Tsar avait replacé les trois filles, Olga, Tina et Klara, après l'arrestation de Sergueï. Au fil des années, elle a fait en sorte de détacher progressivement sa maison close de l'organisation du Tsar pour gagner en indépendance, et elle a bien fait, car le Tsar vénéré est mort il y a quatre ans. Il a été remplacé par son fils, Nikolaï, nettement moins vénéré.

Elle me dit aussi, avec un regret perceptible dans la voix, qu'elle n'a jamais revu Sergueï depuis son incarcération. Il a été officiellement libéré au bout de huit ans, mais personne ne l'a jamais aperçu en dehors de la prison, ce qui alimente la rumeur de sa mort. Mais, coïncidence troublante, Klara, avec qui il avait beaucoup d'affinités, a disparu en même temps que lui.
Elle n'a jamais eu de nouvelles non plus des deux sœurs d'environ mon âge que Sergueï se réservait pour lui seul : ni Anja qui avait été arrêtée en même temps que lui, ni Daria que le Tsar avait supposément pris en charge. Et sur la côte, pas de nouvelles rime rarement avec bonnes nouvelles.

En revanche, elle m'apprend que Tina est toujours en ville, et qu'elle a réalisé son rêve : devenir meneuse de revue au cabaret. Elle compose à présent ses propres spectacles. Elles sont restées des amies proches, et Olga propose de m'emmener la voir, mais je refuse. Je suis venu ici pour voir Olga, pas Tina.

Olga me questionne à son tour sur ma vie dans les Terres Sauvages et je lui raconte la construction et le développement du village, en omettant les contraintes de cette vie et les jeux de pouvoirs incessants qui mettent des bâtons dans les roues.

Les roses et l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant