Tu es partit trop vite pour me voir dans le rétroviseur | Scène 1

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I.

Une fille entre seule en scène. N'est disposé sur le plateau qu'un simple tabouret noir sans artifice. La jeune fille a les cheveux détachés, et est vêtue d'un jogging. Elle détaille du regard la scène vide. S'arrête quelque temps sur le mur du fond dénudé et le touche, prend le temps de sentir sa texture et se repose sur lui.

LA FILLE

Tu nous as bien embobiné hein. Tu croyais qu'on ne le saurais jamais. Tu parles d'un ratage. Faut dire aussi que ça aurai été bien plus commode si on ne l'avais pas su. Et bien crois le ou non, mais j'aurais préféré moi aussi. Le hic avec la drogue, c'est que ça passe pas incognito dans les relevés sanguins. Tu pouvais pas non plus le cacher au médecin légiste, tu t'es pris pour qui ? Si t'avais vu la tête des vieux, je te jure, c'était incroyable. Maman avait l'air d'un poisson qui cherchait à respirer hors de l'eau, la bouche grande ouverte, papa ressemblait à un robot hors service. Le pauvre médecin, j'aurais franchement pas voulu être à sa place. Il était complètement paumé. Papa a voulu tout jeter. Tout est déjà dehors, dans le camion. Maman n'a plus dit un mot depuis. Même le poisson rouge en reste coi. Faut dire qu'il a jamais été très bavard. La vache, tu parle d'une ambiance... C'est sinistre ici. Remarque que ça ne le sera plus longtemps. Papa a décidé de déménager. On bouge vers Fréjus. Par là. Enfin c'est ce qu'ils m'ont dit. J'ai pas vu le nouvel appart'. J'ai pas été conviée à la visite. J'ai juste vu quelques photos. On en aurai ri, je te jure, la cuisine est si minuscule que le mot « petit » empli tout son espace sonore, et le papier peint de ma chambre est rose à fleurs vertes. La caricature. Je devrais tout redécorer. Je t'ai pris ton bureau d'ailleurs, j'espère que tu m'en voudra pas trop. En même temps t'as pas ton mot à dire. Et puis bon, après tout, t'as fait de moi la « sœur du toxico » au lycée. Tu me dois bien ça. Tu savais que la fille de la conseillère d'orientation avait fait exactement la même connerie que toi ? Ouais, ça fait partit des choses que j'ai apprises grâce à toi. C'est pas juste. Tu m'a laissé ici.

Elle saisi le tabouret. Le regarde intensément et détourne la tête au bout de plusieurs secondes. Elle le tient d'un bras.

LA FILLE

Je le garde, je le jette, ça non plus je sais pas. T'as même pas pris la peine de nous écrire tes dernière volontés. Je me rappelle du jour où on l'a acheté. Émilie et moi, on cherchait quel cadeau te faire, on a pas dix-huit ans tout les jours hein ? Elle avait repéré celui ci parce qu'il était pareil que celui de la cafet' du lycée. Elle m'a raconté toute l'histoire. Comment vous vous êtes rentré dedans par mégarde, comment tu lui as offert un chocolat chaud pour te faire pardonner, comment elle avait détesté ça et comment elle t'avait dit que c'était ringard. Après, tu lui as dit que tu prendrais un café comme elle ne voulait pas de ton chocolat. Ça l'a fait rire. Vous vous êtes rapprochés. Je me rappellerais toujours du moment ou tu l'as amenée à la maison pour la première fois. Je t'avais dis quelle te méritait pas, et tu m'as répondu que tu t'en foutait, que je disais n'importe quoi. J'ai assez vite changé d'avis. Après tout, cette fille est géniale. Je me rappelle de la lueur dans tes yeux, quand tu parlait d'elle, quand tu était avec elle, quand on parlait d'elle. Cette même lueur que j'ai jamais vu quand il était question de quelqu'un d'autre. Pas même de moi. Je ne te l'ai jamais dit, et c'est sans doute complètement con de croire que ta conscience me pardonnera si je te le dit maintenant, mais, j'ai toujours été jalouse. De ton attention pour elle, de ton amour pour elle, de cette lueur, cette putain de lueur. Comment je pourrai t'en vouloir maintenant, je serai horrible de te détester... Vraiment horrible. Tu m'a enlevé jusqu'à la possibilité de t'en vouloir. Tu m'a tout pris. Tu es partit trop vite, sans prendre le temps, tu ne m'a pas vue derrière toi, tu n'as pas vu mon reflet dans ton rétroviseur. Tu n'as pas eu un regard pour moi avant de rejoindre la mort. Tu es parti trop vite pour me voir dans le rétroviseur.

IndividuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant