G@ufres & C@fé

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Tray


Je ne lui renvoie pas d'excuse dans la foulée de peur qu'elle ne se fasse confisquer son portable. Je crois que le point d'exclamation m'en dissuade complètement. Le chauffeur connait mon itinéraire ce qui m'évite de faire la conversation. Tout en faisant tourner les bagues autour de mes doigts, je regarde par la vitre et ne découvre rien de nouveau. Alors que la voiture s'insère sur l'autoroute, les camions, toujours plus nombreux, m'empêchent de voir quoique ce soit.

Vingt minutes auront suffi pour qu'il se gare en double file sur les pavés de la rue de la Monnaie, face à l'immeuble. Situé au cœur du Vieux-Lille, près de la Grand'Place, j'ai acheté ce bâtiment dès que j'en ai eu les moyens.

Il y a trois appartements : celui du dernier étage, sous les toits, est mon pied-à-terre lorsque je viens. Ma mère s'occupe de l'entretenir une fois par semaine. Au deuxième, celui de mes parents, et juste en-dessous, habitent Léa et Sophie. Le rez-de-chaussée est un commerce, un bar prisé par les jeunes où ils peuvent jouer à des jeux de société, boire un coup ou grignoter sur des banquettes en bois dans un décor un peu déjanté.

À l'heure où j'arrive, l'établissement est encore fermé. Il n'ouvrira que vers dix-neuf heures quand les gens commenceront à sortir pour la soirée.

La porte d'entrée qui dessert les appartements s'entrebâille alors que je n'ai pas encore tapé le code. Pensant que ma mère m'attendait de pied ferme, je suis surpris de voir apparaitre Sophie dans l'encadrement, prête à surgir.

— Oh ! Bonjour Tray.

— Bonjour Sophie.

Malgré le temps qui passe, la mère de ma fille est restée très belle. Sa crinière brune indomptable ramenée dans un pseudo chignon s'agite alors qu'elle recule pour que je puisse me faufiler avec mon sac, ma guitare et ma valise.

— Je t'en prie, entre, m'invite-t-elle.

Ses yeux verts lumineux me détaillent sans me gratifier du moindre sourire.

— Merci. Comment vas-tu ?

— Bien merci. Tu n'as pas été emmerdé ?

La question s'adresse plus à la rock star qu'à l'homme.

— Pas du tout. Le chauffeur m'attendait sur le tarmac.

— Tant mieux. Bon, je pars travailler là. Je ne sais pas ce qu'a prévu Marianne, mais Léa va certainement te demander de diner avec toi ce soir. Dis-lui non si tu te sens trop fatigué par le voyage.

— Ça ira. T'inquiète, je vais gérer.

— Ok. Comme tu veux. Allez je file, j'ai une cliente à seize heures. À plus, conclut-elle alors qu'elle a déjà franchi la porte.

— Bonne journée Sophie !

Ma réponse se perd dans l'écho de la cage d'escalier. Bien que ce ne soit pas flagrant à cet instant précis, nous entretenons de bonnes relations. En même temps, je ne m'immisce pas dans sa vie, je n'exige rien et elle conserve la garde exclusive de Léa. Je verse une substantielle pension alimentaire pour l'éducation de ma fille et elles sont logées gratuitement dans mon immeuble. En contrepartie, Léa peut prendre l'avion avec la permission de sa mère pendant les vacances scolaires dès qu'elle a envie de me rejoindre et elle porte mon nom.

Jusqu'ici, nous avons toujours bien fonctionné. Je ne peux pas prétendre à plus, compte tenu de mon comportement exécrable pendant sa grossesse et lors de la naissance de ma fille. Pour me recadrer les idées, mon paternel m'a collé une gifle monumentale, amplement méritée, à mon arrivée honteuse à la maternité le lendemain matin. Le souvenir de la douleur encaissée me fait encore grimacer aujourd'hui.

Je me suis promis d'assumer mon rôle de père du mieux que je peux et dans la limite de ce que Sophie m'autorise à faire. Je m'en mords les doigts chaque jour qui passe sans pouvoir revenir en arrière.

À peine ai-je commencé à monter les marches que ma mère entrouvre déjà sa porte. Je grince des dents au couinement caractéristique des gonds mal huilés. Son palier atteint, je pousse la porte de l'appartement peinte en rouge, souffle un bon coup et pénètre chez mes parents après avoir frotté plusieurs fois mes boots sur le paillasson.

— Bonjour mon garçon ! s'écrie ma mère en m'accueillant les bras grands ouverts.

— Bonjour Mam's, dis-je en soupirant d'aise dans son étreinte toute maternelle.

Malgré toutes mes frasques de jeunesse, elle n'a jamais cessé de m'aimer ; l'amour d'une mère n'a aucune limite. Petit bout de femme énergique, elle n'attend pas que le câlin s'éternise et se précipite dans la cuisine. Le parfum du café fraîchement passé embaume dès l'entrée et le gaufrier chauffe déjà. J'inspire ces odeurs familières et mon estomac gronde en réponse. L'antique pot de cassonade attend patiemment sur la table à côté d'une assiette en faïence bleue.

— Ton père est encore au garage, Thibault.

— Je me doute.

Mes parents continuent de m'appeler par mon prénom de naissance, martelant par ce fait que ce sont eux mes géniteurs. Et ils ont raison. Lors de la formation des Slave Of One Night, nous avons tous choisi nos noms de scène. Thibault Macray ne sonnant pas très rock'n roll, je me suis rebaptisé Tray. Nicolas Durieux a choisi la simplicité avec Colas, Soul s'appelle en réalité Louis Vanderhaeghen et Noah, Nathanaël Kazarian.

Avec les années et à force de jouer un rôle, nous finissons presque par oublier nos propres identités.

— Assieds-toi mon garçon. Tu vas manger pendant que je t'écouterai me raconter ce qu'il se passe.

À cet ordre, donné en douceur et n'amenant aucune objection de ma part, je prends place à la table en attendant la divine gaufre qui ne tarde pas à atterrir dans mon assiette. Après nous avoir versé une tasse de café, ma mère s'installe face à moi en me dévisageant de son œil de lynx.

— Tu sembles fatigué.

— C'est parce que je le suis.

— Tu te fais du souci pour Louis ?

— Entre autres.

— Comment va-t-il ? me demande-t-elle d'un air inquiet. Je n'ose pas prendre de nouvelles auprès de Sophie, elle est assez perturbée comme ça.

— Je ne sais pas vraiment. Pour l'instant, il a interdiction de communiquer avec l'extérieur, soufflé-je. Mais cette fois-ci, je pense que c'est la bonne.

— Tu as déjà dit ça, la dernière fois.

— Ouais, je sais, grogné-je en me frottant la barbe.

Au nom de notre amitié, je conserve à double tour, les secrets que Soul a bien voulu me confier.

La main de ma mère se pose délicatement sur la mienne.

— Tu me le dirais, si toi aussi... ? murmure-t-elle.

— Mais non, Mam's ! Je ne prends plus ces saloperies depuis longtemps. Je sais que j'ai beaucoup déconné, mais fais-moi confiance, je ne me drogue pas.

— Très bien.

Pendant une heure, je l'écoute religieusement m'informer de tout ce que j'ai raté depuis deux ans, jusqu'au « diabète de la tante Micheline qui ne va pas en s'améliorant ». Malgré ma fatigue et le décalage horaire, je tiens bon et sirote un troisième café dans l'espoir de rester éveillé.

Je l'abandonne à la quatrième gaufre, repu. Après l'avoir embrassée sur la joue, elle me fait promettre de descendre pour le dîner. À son sourire, je devine qu'une partie de la famille sera là. Je n'ose pas lui dire de repousser de peur de la froisser, mais redoute de ne pas être de bonne compagnie ce soir.

Passé le seuil de mon appartement, je pose mon barda à l'entrée, me débarrasse de mes boots et m'allonge sur mon canapé tout en me recouvrant d'un plaid au doux parfum de lavande. Mes yeux se ferment avant d'avoir fini de compter jusqu'à dix.

Slave Of One Night : Première Chanson - Pick Me UpOù les histoires vivent. Découvrez maintenant