Le 13 août 2020, un jour trop long d'un été trop chaud d'une année trop lourde, dans un bus trop vide à côté d'une fille trop inconnue est assise une fille trop fatiguée, trop seule, trop heureuse. Trop heureuse, tellement heureuse que c'en est louche.
Pourquoi suis-je si heureuse, ce matin-là, dans ce bus qui me redescend des hauteurs ? Cela fait plusieurs heures que je me suis réveillée maintenant, au dernier étage de cette maison dans la montagne, sur le parquet froid dans mon jean, dans ma chemise, à côté de ce garçon presque nu sur le matelas encore chaud. Plusieurs heures que la trace rouge sur mon cou et celle, de même taille, à la hauteur de ma clavicule, me font mentir, me font jurer que j'ai bien dormi, merci, non mais je vais rentrer quand même, oui, prendre une douche, tu sais... Plusieurs heures maintenant que j'ai rangé mes affaires dans le sac que j'ai amené avec moi la veille, que j'ai jeté le préservatif usé qui était à côté du matelas. C'est moi qui l'ai jeté, j'ai descendu les escaliers avec, je me suis enfermée dans les toilettes pour le jeter au fond de la poubelle, sous des mouchoirs, je l'ai caché. Si j'avais pu je l'aurais jeté ailleurs, mais ce qu'il y a dedans me dégoûte. Plusieurs heures que je lui ai demandé, à lui, celui qui était nu à côté de moi ce matin-là, de me redescendre vers l'arrêt de bus le plus proche, non mon cœur ne m'accompagne pas jusqu'en bas, je te jure ça va aller, j'aime bien le bus, on se voit ce soir, oui moi aussi je t'aime.
*
Et je suis maintenant dans ce car qui me redescend jusqu'en bas, enfin du moins j'espère, je ne sais pas, ce n'est pas ma ville ici, pas mon quartier, pas mon bus, pas chez moi. Je n'étais pas chez moi hier soir, et je ne connaissais pas le chez lui où j'ai dormi. Ni les eux qui étaient dans la maison hier soir. Hier soir j'ai été invitée dans son monde et il s'est invité dans le mien.
C'est normal, je pense. Je suis une grande fille, ça y est, une femme même. 17 ans, c'est l'été, il est amoureux il dit. Je suis passée par ce rite d'initiation qui s'ajoute à tous les autres, dans l'autoroute vers la vie d'adulte.
Heureuse ? En fait non, pas vraiment. Je fais une drôle de tête, quand même, pour une fille heureuse. Je regarde par la fenêtre, le bus traverse Meylan, les grandes maisons avec leur belle façade blanche, le quartier des riches, des vraiment riches. J'ai mes écouteurs dans les oreilles, j'écoute peut-être Lomepal, peut-être Angèle, en fait je m'en fous un peu.
Je n'écoute pas cette chanson. Pourtant c'est notre chanson mais là, là je n'en veux pas. A côté de moi, la meilleure pote. Cette meilleure pote, celle à qui il faut plaire, celle qui n'aime personne tu sais, vraiment, si jamais ça se passe mal ça ne sera pas contre toi. J'essaie d'engager la conversation, et la meilleure pote ne répond pas. Oui c'était une bonne soirée, cool même, merci pour l'invitation pour ce soir, j'y serai pas de soucis, oui, carrément, je descend là, salut.
Elle est descendue, et le car reprend sa route, et je suis toute seule, et je regarde la ville à travers la vitre. Les musiques passent, je n'écoute pas. J'essaie de comprendre ce qui s'est passé mais je ne devrais pas : je ne comprendrai pas avant longtemps.
Je descends à son tour, puis c'est un tram, puis un autre tram, et puis je suis en bas de l'immeuble. Je sors mes clés, j'ai un peu mal au crâne, peut-être que j'ai juste trop bu hier soir, c'est normal, la gueule de bois. J'appelle l'ascenseur. En l'attendant, je me retourne vers le grand miroir derrière moi. Je dégage mes cheveux, il y a la trace rouge sur mon cou, elle est toujours là, elle n'a pas bougé. Je la cache, replace mes cheveux, pense à celle qu'il y a sur le sien, de cou, à lui. Cette trace qu'il lui a demandé et dont il avait l'air content. Il avait l'air content ? Tant mieux, c'est important.
J'entre dans l'ascenseur et me dirige de nouveau vers le miroir. Je soulève à nouveau mes cheveux, c'est un drôle de manège. Je promène mes doigts sur ma tâche à moi, quelques centimètres sous la mâchoire, là, sur le haut de sa gorge, la trace que l'appui du violon répété a fini par créer. J'aime bien cette tâche, elle est un peu brune sur ma peau un peu bronzée, un peu rugueuse sous mes doigts, que je descend deux centimètres plus bas, sur la tâche rouge, neuve, dont il est si fier. Je ne sais pas trop, peut-être que maman va râler, il ne faut pas que maman sache.
*
Je mets ma clé dans la serrure, et fonce dans la salle de bain. Je vais prendre une douche dans cinq minutes, mais avant je dois dire bonjour et avant ça... Avant ça je prends mon blinder, mon fond de teint, et j'entreprends de camoufler la tâche. Je mets du correcteur, et de la poudre aussi. Rien à faire, la tâche est là, elle ne part pas. J'ai l'impression qu'on ne voit que ça. Elle est un peu cachée peut-être... Je remets mes cheveux, et retourne dans la cuisine. Coucou maman, coucou ma fille, bien dormi, c'était bien ta soirée ? Oui oui, très bien, il te dit bonjour, je vais chez Greg ce soir tu sais, avec lui oui, enfin on n'y va pas ensemble, il me rejoint là-bas. Ça va, ça va, oui j'ai dormi oui, mais maman je veux prendre une douche, à plus.
Je retourne dans ma chambre, ça s'est bien passé je crois, maman n'a rien remarqué. Un tiroir, un autre, je sors des vêtements, retourne dans la salle de bain, fait couler l'eau, me déshabille, me regarde. Je m'observe, nue, dans le grand miroir au-dessus du lavabo. Je regarde mon ventre pas assez plat, mes cuisses pas fines, mes fesses pas assez fermes, mes seins trop développés. Je regarde son corps que je trouve déformé, encore plus ce matin.
Je pose mes mains sur moi, essaie de me souvenir d'où étaient ses mains hier. Mes seins, mon dos, et c'est peut-être tout. Pas mon visage, pas mes jambes, ni mes bras. Pas mon ventre, pas ma taille. Mes hanches peut-être, et là, en bas, entre mes cuisses.
J'entre dans la douche. L'eau coule, je la regarde couler. Je me place dessous, je regarde l'eau passer entre mes pieds, je sens mes cheveux se coller à mon dos, se gorger d'eau, l'eau qui passe sur mon visage, qui coule chaude le long de mon dos, qui m'enveloppe. Je passe mes bras autour de moi, m'enlace, me caresse le ventre, la taille, le dos. Je me savonne, de partout, parce que j'ai chaud, parce que je transpire, parce que je me sens sale, peut-être parce que je n'ai pas pris de douche depuis la veille, et uniquement pour ça.
*
Je reste longtemps, puis je sors. Il n'y a pas de bruit dans la salle de bain, rien du tout, j'ouvre la fenêtre pour aérer, il y a un peu de circulation en contre bas. Comme si le monde était ouaté, comme si la ville elle aussi prenait une pause, réfléchissait à la nuit qui venait de s'écouler.
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Trop plein
Non-FictionL'art du témoignage est un art compliqué. C'est choisir de faire entrer le public dans son intimité. Raconter une agression sexuelle, parce que c'est ce que je vous raconte dans ce livre, c'est presque pire. Je vous demande de plonger avec moi dans...