On n'entend plus que le bruit du moteur, qui se coupe. Les phares s'éteignent, les portières s'ouvrent, on récupère un sac, on entend une, deux, trois voix, la portière claque, on entend un, deux, trois pas sur les graviers. Il fait nuit, une lumière de téléphone s'allume, elle vacille dans la nuit, monte d'une, deux, trois marches. On toque à la vitre, un, deux, trois coups, et se découpent au travers, sur la pénombre qui fait comme une toile de fond un, deux, trois visages. Je souris, dis « les voilà ». La musique se relance, l'instant est passé.
Ils entrent, les uns derrière les autres, et trois paires de chaussures vont rejoindre le petit tas qui s'amoncelle déjà près de la porte. On fait les présentations, les noms flottent dans l'air lourd, c'est la première, il faut faire bonne impression. Je m'approche de lui, saisis son bras, comme pour le montrer à mes ami.e.s, les dents grincent, il ne plaît pas, ou pas plus que ça. Ses ami.e.s, venu.e.s avec lui, ont plus de chance. Les sourires s'esquissent, salut, enchanté, entre, tu as faim ? On vous attendait pour commencer à préparer le repas. Où poser ça ? La table, derrière toi, donnes moi ta veste.
Une blague s'échappe des lèvres du maître des lieux, je vous ai gardé le bureau, avec le canapé-lit, tu sais. Le canapé, le lointain souvenir d'une nuit que j'avais déjà passé dessus, dans d'autres bras, et seulement un mois auparavant. T'es pas cool, arrêtes, laisses nous, ça ne fait que trois semaines, t'abuse.
La rencontre dure longtemps, ce n'est pas juste un salut et ça y est, on passe à autre chose, on pose les sacs, on remonte la musique, on danse, un peu. On arrête de danser, on s'installe à table, on discute, on sourit, on essaie d'inclure les nouveaux dans le groupe. Les yeux se tourne vers la main du jeune homme sur ma cuisse, on sourit, on ne remarque pas que mon autre jambe tremble, s'agite, il ne semble pas l'avoir remarqué non plus. Quel joli couple, ils sont adorables, attends mais eh, tournes la tête vers nous, lèves-la, mais qu'est-ce que tu as sur le cou ?
Les yeux s'arrêtent sur lui, les sourcils se haussent, on regarde la tâche sur son cou, puis la tâche sur le mien, et c'est étrange parce que ce genre de chose ne me ressemble pas, c'est assez ridicule, pourquoi être marquée comme ça, ça n'a pas de sens, depuis que je suis avec lui j'ai vraiment changé.
Changée. Mes ami.e.s me trouvaient changée, depuis que j'étais avec lui. Modifiée. Et je le prenais mal. On n'aime pas entendre qu'on a changé, dans ces cas-là. Pas d'influence de lui. Je ne voulais pas d'influence de lui sur moi, je ne pouvais pas me le permettre, il ne devait pas me changer. Il le faisait pourtant. Il avait marqué mon corps de cette trace rouge qui me barrait le cou, je n'avais rien demandé.
Et pourtant, maintenant que je suis assise sur le perron de la maison de mon ami, c'est ce que lui dit la jeune fille assise à côté de moi, et qui me connaît pourtant depuis plusieurs années. « Tu as changé, regardes, ce soir tu n'es pas avec nous, tu es avec lui. » « Mais je suis avec toi là, non ? » je lui répond. « Oui, et non à la fois. Tu n'es pas totalement avec moi, tu restes auprès de lui, il devient un peu tout, on est pas vraiment là. »
Pourtant, lui, quelques minutes avant, m'avait reproché de ne pas être là. Reproché de ne pas être tout le temps avec lui. Reproché de le laisser seul, lui qui ne connaissait personne. « Comme moi hier soir », j'ai pensé, et je n'ai pas dit.
*
Je sentais quelque chose peser sur moi qui ne me plaisait pas, et que je ne voulais pas reconnaître en moi. Quelque chose qui ne devait pas me concerner, quelque chose qui devait m'être étranger, parce que je n'étais pas de ce genre de filles qu'on voit trop, partout, et que j'essayais tant bien que mal de mettre en garde. Peut-être que dans ce sentiment le pire était là ; dans le fait de sentir que quelque chose n'allait pas, quelque chose qu'il allait falloir changer, et de ne pas réussir à mettre le doigt dessus, et donc de ne rien changer. De rester là, dans ce canapé, accolée à lui, sans comprendre le malaise qui flottait autour de moi, ce sentiment de gêne qu'il aurait fallu comprendre bien avant.
Qu'est-ce qui clochait à ce moment précis ? Qui aurait pu le dire, en réalité ? Bien après, une fois des mots mis dessus, par moi, mes ami.es me diraient « oui c'était ça, ça se voyait, tu n'étais pas à l'aise, tu ne voulais pas de tout ça, tu avais envie de sortir de ça, de t'en aller, ça se voyait ». Mais si cela se voyait tant que ça, pourquoi chacun d'entre eux me regardait-il sans rien dire ni rien faire, dans un silence gêné, détournant les yeux, riant, esquissant des sourires en coin en disant « vous êtes mignons », pourquoi personne ne posait de question ni ne venait interroger ce bonheur si lisse en surface ? Pourquoi, si cela se voyait tant, m'ont-ils tous laissé foncer tête baissée dans ce qui deviendrait une sorte de toile gluante dont je ne réussirais que tard à sortir ?
Peut-être parce qu'ils étaient habitués à mes bêtises. Ça, c'est la version que je garderai longtemps en tête en y repensant. Si à ce moment-là personne n'a rien dit c'est parce qu'ils avaient bien trop tiré la sonnette d'alarme auparavant, et que j'avais balayé toutes ces inquiétudes d'un revers de la main en fonçant tête baissée en assurant que tout allait bien. Peut-être pensaient-ils que j'étais un cas désespéré, et qu'il fallait me laisser tomber pour pouvoir pleinement m'aider ensuite à me relever. Si ce n'était pas cela, alors qu'est-ce que ça pouvait bien être d'autre ?
*
La suite de la soirée se déroula sans accroc. Tout allait bien, les gens étaient détendus, enchaînaient les blagues. Ses deux amis à lui sont partis dans la nuit, saluant tout le monde, articulant un « à la prochaine » du bout des lèvres. La prochaine fois aurait lieu pour l'un comme pour l'autre six mois plus tard, chez des amis en commun, la veille de la St Valentin, et le couple aurait déjà volé en éclat avant que tous les quatre ne nous retrouvions de nouveau dans la même soirée, mais cela aucun de nous ne le prévoyait à cet instant, si ce n'est encore cette gêne présente, qui semblait dire « nous ne sommes pas du même monde, nous ne sommes pas faits pour être tous ensemble, nos soirées ne se ressemblent pas ». En effet l'ambiance était bien différente de la veille au soir.
La veille, j'avais dit « je monte me coucher », aucune des personnes présentes n'avait tiqué quand il m'avait rejointe, et personne n'avait plus bougé jusqu'au lendemain matin. Mais ce soir-là, il était parti se coucher, tôt, sous le regard intrigué et un peu méprisant de mes ami.e.s. Je l'avais suivi, m'étais couchée à ses côtés et il s'était tourné dos à moi, avant de s'endormir. J'étais ressortie de la chambre une demi-heure plus tard, ne trouvant pas le sommeil et me sentant délaissée, avant de retrouver mes ami.e.s avec lesquel.le.s j'ai passé le reste de ma soirée, une soirée qui soudainement était devenue plus animée, plus légère, plus tranquille, comme si on avait endormi les soucis, et qu'il ne restait plus que la tranquillité du mois d'août, une tranquillité qui serait dérangée quelques jours plus tard par l'arrivé d'un élément récurent dans ma vie, mais qui achèverait de mettre en place les dernières briques de leur bouleversement.
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Non-FictionL'art du témoignage est un art compliqué. C'est choisir de faire entrer le public dans son intimité. Raconter une agression sexuelle, parce que c'est ce que je vous raconte dans ce livre, c'est presque pire. Je vous demande de plonger avec moi dans...