Remembrances

1 0 0
                                    

J'ai écris la lettre précédente le 2 septembre 2020. Elle me fait peur. Elle me terrifie parce que je sais que je l'ai pensée, cette lettre. Je sais que je l'aimais, ou au moins que j'ai cru l'aimer. Et c'est grave, vraiment inquiétant.

Vous imaginez ? Cela signifie simplement que je pensais avoir compris ce qu'était l'amour, avec lui. Je pensais avoir compris ce que c'était de désirer prendre soin de quelqu'un, rester à ses côtés, ça veut dire que je n'avais absolument pas conscience, malgré tout ce que je veux me raconter, que quelque chose n'allait pas.

Ou pire, que je me mentais même à moi-même. Que je choisissais, au moment d'écrire ces lignes, d'occulter totalement la part de profond malaise que pourtant je ressentais, de manière certaine.

Parce que je sais que je me sentais mal. Je sais que j'aimais quelqu'un d'autre. Même le 2 septembre. J'étais au stage, une semaine plus tôt. J'avais déjà commencé à me poser des questions, j'étais déjà retournée à l'orchestre - orchestre que, d'ailleurs, je viens de quitter. Je savais déjà tout ça, j'avais déjà conscience de toute ces choses qui n'allaient pas. Et pourtant, j'ai choisi de lui écrire cela.

J'ai longtemps hésité à incorporer cette lettre à ce livre. Parce que c'est une preuve en plus contre moi. Une preuve en plus qu'il ne me dégoutait pas, que je choisissais d'être avec lui, que j'ai été heureuse, un temps.

Cette lettre me dégoute. Pas parce qu'elle est niaise, non, ce n'est pas ça. Cette lettre me dégoute parce que je sais qu'elle est vraie, je sais que c'est moi qui l'ai écrite, que je la pensais, que je ne lui ai pas transmise parfaitement consciemment, parce que je n'osais pas. Cette lettre me dégoute parce qu'elle est sincère, parce qu'elle lui est destinée.

La culpabilisation des victimes. C'est quelque chose dont on commence à parler. Un peu. On commence à envisager que parfois, cela fait partie du traumatisme de considérer que c'est de notre faute, alors que ça ne l'est pas forcément.

Je crois que c'est le pire dans tout cela. Je n'en ai jamais parlé avec un professionnel. On pourra alors me rétorquer à la lecture de ce livre que je m'auto-diagnostique, que je raconte n'importe quoi, que si un professionnel ne m'a pas dit que j'étais victime d'agression sexuelle c'est que je ne le suis pas vraiment.

Permettez moi de répondre que j'ai quelques éléments qui me permettent de considérer que je ne me trompe pas. Tout d'abord, parce que ce mot, victime, j'ai du le prononcer 5 fois à voix haute, en tout et pour tout, sur plus d'un an et demi. Ensuite parce que ces mots, agression sexuelle, j'ai du les dire deux ou trois fois.

La plupart du temps, quand j'en parle avec les amis qui sont au courant, je parle de ce qu'il s'est passé, plus rarement de ce qu'il m'a fait. Je parle de ça, de l'été 2020. Mais je ne mets pas les mots dessus. Je n'y arrive pas. Parce qu'au-delà du fait que ça nous arrive, ce qui est terrible c'est d'accepter que ça nous est arrivé.

Je ne peux pas dire que je suis victime d'agression sexuelle. Je me force à l'écrire, parce que je me dis que peut-être que ça finira par me faire du bien. Mais je n'arrive pas à le dire à haute voix. Lorsque j'en parle, je parle du mot, et on me répond "celui que tu ne dis pas depuis presque deux ans". Oui. Celui que je ne dis pas, celui que je ne peux pas dire, celui que je n'arrive pas à dire. Celui que je ne pourrais peut-être jamais prononcer à voix haute, celui que j'ai du mal à écrire.

Viol. J'ai du arrêter d'écrire quelques secondes après l'avoir écrit. Il me fait mal, ce mot. Il transperce la page, j'ai l'impression de le voir en gras. De le voir ressortir, et de le voir me rejeter. C'est une relation complexe que j'ai avec ce mot. Une part de moi a toujours fait attention aux autres, leur répétant encore et encore qu'il fallait faire attention à eux, que c'était quelque chose de grave, d'important, que c'était partout, que les agressions, c'était un vrai sujet de société, même au sein du couple.

J'ai voulu être celle qui portait fièrement les armes d'un féminisme actif, d'une lutte contre la violence sexiste et sexuelle de cette femme objet qui avait une sorte de devoir envers son conjoint. Une lutte contre celles qui considérait qu'elle se devait d'avoir des relations - même quand elles ne le voulaient pas, parce que c'était comme ça. Je voulais empêcher les femmes de se croire obligatoirement dans ce monde, je voulais jurer qu'on y arriverait, qu'on pourrait passer au-delà de ces croyances, que je pourrais aider au moins mon entourage à s'en rendre compte.

Et surtout, surtout, je me suis toujours dit que ça ne m'arriverait pas. Que si ça m'arrivait ce serait une agression violente, contre laquelle je me débattrais violemment. Je me disais que ça ne m'arriverait pas parce que j'étais capable de me protéger contre ça, justement parce que je m'étais "éduquée", en quelque sorte. Je me disais qu'après tout, si je faisais attention, ce serait difficile d'être dans une situation dans laquelle je me retrouverais potentiellement victime.

Je me suis méfiée, plusieurs fois. Je me méfiais même pour mes proches, me disant que même si elles ne faisaient pas assez attention, moi je serais là pour m'en rendre compte. J'ai été vraiment, vraiment idiote de penser une chose pareille. Non seulement j'ai des amies que je n'ai pas su protéger mais pire que ça, j'ai été aveugle. Complètement aveugle, incapable de constater que je me mettais en danger, et que je m'enfonçais dans le danger en me mettant de véritables œillères, et qu'en plus ces œillères étaient une culpabilité fabriquée.

C'est arrivé comme je m'étais promis que ça n'arriverait jamais. C'est arrivé vicieusement, lentement, comme si je ne pouvais jamais m'en rendre compte, c'est arrivé doucement, discrètement, et j'ai vraiment cru, je crois, que je pourrais faire comme si de rien était lorsque je m'en suis rendue compte. Et que visiblement, en écrivant cette lettre je ne m'en suis pas rendue compte. Pas rendue compte du tout. 

Trop pleinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant