Smorzando

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Les quatre autres fois, en réalité, n'ont pas vraiment besoin d'être racontées. Elles se ressemblent toutes. Il avait une petite chambre étudiante, d'une dizaine de mètres carrés, dans laquelle on allait, de temps en temps, quand on se voyait. Quand on entrait dans cette chambre, j'essayais de faire durer le début, ce début où je gardais mes vêtements, où ses mains restaient le long de son corps, ce moment où j'étais encore un peu maître des événements.

Mais rapidement, toujours trop rapidement, ses mains allaient sous mon t-shirt, sous ma chemise, je me retrouvais torse nu, à califourchon sur lui, avec ses mains sur mes seins, puis ses lèvres, ses baisers partout, et bientôt les marques, sur mes seins, mon ventre et surtout sur mon cou.

Il adorait ça, les suçons. M'en faire, en avoir. Moi je trouvais ça abjecte. J'avais toujours honte, quand j'en avais un je voulais le cacher. Je trouvais ça ridicule, cette façon de se marquer la peau. Un suçon, c'est comme si on enlevait les rideaux de la fenêtre. C'est laisser les yeux des aurtes lire sur notre peau ce qu'on a vécu. Un suçon, c'est le dévoilement public de l'intime.

Ce livre aussi, me direz-vous, c'est le dévoilement de l'intime. Vous avez raison. Avec ces pages, je laisse ma peau nue, je laisse vos yeux tout parcourir, tout ce que j'ai de plus intime, de plus intérieur. Je laisse vos pensées divaguer dans ma mémoire. Mais je l'ai choisi. C'est moi qui vous laisse lire cela. C'est moi qui vous donne accès à ce qu'un autre à laissé dans ma peau.

Je vous avais dit que j'en parlerai à ma psychologue, de toute cette histoire. Je l'ai fait. Et j'en suis arrivée à une conclusion pire encore que celle à laquelle j'aurais voulu qu'on arrive.

J'en suis arrivée à la conclusion que ce n'était pas de sa faute à lui, tout ça. Qu'il était coupable, qu'il n'était pas responsable. Autrement dit, ce n'est ni de sa faute, ni de la mienne. Aucun de nous deux n'est responsable de ce qu'il s'est passé.

Je ne sais pas comment réagir avec cette information. Comment je fais, moi, si je n'ai pas de coupable ? Ce qu'on a conclu, c'est que dans la société dans laquelle on vit est une immondice.

Si j'ai cédé ce soir-là et tous les autres, c'est parce que je me disais que c'était normal. Que dans un couple le sexe devait avoir sa place. Jusque dans l'intime il y a des règles, et ce monde nous dit qu'un couple doit être actif sexuellement.

Et lui aussi croyait cela. Lui aussi le faisait peut-être même pour cette raison. C'était normal. Il n'y avait aucune intimité entre nous dans cet acte. On le faisait parce qu'il le fallait. Tout se faisait vite, presque mécaniquement. La mise à nue, les baisers qui s'arrêtaient bien vite, l'acte lui-même, la fin. Souvent nous restions là quelques minutes, silencieux, regardant ailleurs dans la pièce, et puis je rentrais chez moi.

C'est cela qui me marquait à l'époque. On ne s'embrassait pas tellement. Et on ne se regardait pas dans les yeux non plus. J'ai oublié nos regards depuis longtemps. C'était presque comme si ça avait pu être une autre, peu importe.

C'est triste, de constater cela. Mais c'est très parlant. Je n'avais pas envie de tomber dans un discours sociétal, une critique du monde contemporain comme seul coupable des douleurs du monde. Mais je ne peux que douloureusement constater que c'est le cas. C'est ça qui m'a coûté mon corps, ma vie sentimentale, ma vie sexuelle, ma capacité à accepter le contact physique.

Vous savez, c'est une conséquence à laquelle on ne pense pas, dans la vie qui suit l'agression sexuelle. On pense que ça ne se répercute que sur la vie sexuelle, que le rapport n'est plus possible, ou plus difficile du moins. Parfois on appréhende aussi un peu que la masturbation devient hors d'accès parce qu'on n'arrive pas à avoir un contact avec l'intimité de son corps. Mais ça ce n'est qu'une partie des conséquences.

Mais à mon sens, cette autre conséquence est presque pire, celle de ne pas pouvoir être dans les bras de quelqu'un parce qu'on repense à ces moments-là ou que, même sans y repenser, notre corps se rappelle. C'est ce que j'ai vécu avec mon ex copain à l'automne 2021, soit un an et demi plus tard, parce qu'être dans ses bras devenait insupportable parce que ce corps près de moi me faisait du mal. C'est ce que j'ai vécu avec ma relation précédente, lorsque nous voulions dormir ensemble, parce que ce corps allongé à côté de moi était une source d'angoisse. Lorsque je dors, un corps près de moi m'angoisse profondément et je ne supporte pas qu'il me touche.

Une main sur l'épaule à laquelle je ne m'attends pas me fait peur. Une main sur le genou à laquelle je ne m'attends pas me fait peur. Un geste, quoi que ce soit, je ne les supporte plus. Et cela vous isole tellement, de ne pas supporter le contact physique. Vous vous éloignez du monde, parce que vous avez peur qu'il vous approche. Vous passez donc pour froide, distante. Et encore, je crois que j'ai de la chance. J'arrive à séduire en soirée, j'en ai embrassé beaucoup comme ça, sans conséquence. Mais je n'aurais pas pu continuer à les voir, ensuite.

Je suis terrifiée de me retrouver aujourd'hui dans un rendez-vous amoureux parce que je me dis qu'après, il faudra s'embrasser, se prendre dans les bras, plus peut-être, et je ne veux pas. Il y a une part d'angoisse si grande qui m'accompagne dans chaque parcelle de ma vie et en cela cela devient difficile, si difficile de continuer à faire face.

C'est terriblement difficile de tomber amoureux. D'une manière générale. C'est l'abandon ultime, tomber amoureux. C'est accepter de faire tomber toutes ses barrières, accepter que quelqu'un accède au plus profond de notre esprit. Il s'imprime dans notre mémoire, et il s'y imprime tout entier.

C'est une odeur, une couleur, une voix, une peau, une sensation, un froissement de vêtements. C'est un sourire, ce sont des tics de langages, ce sont des gestes parasites. Mais tomber amoureux lorsqu'on sort de ça, de l'expérience du traumatisme sexuel, c'est encore plus difficile.

Et peut-être pire encore, quand ce traumatisme nous est infligé par quelqu'un dont on aurait voulu tomber amoureux. Qu'est-ce qui nous prouve, finalement, que ce nouveau venu ne va pas lui aussi abuser de nous

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⏰ Dernière mise à jour : Feb 16, 2023 ⏰

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