Premier mouvement

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J'ai peur du silence.

Je déteste le silence.

Ça n'existe pas, le silence.

Il y a toujours du bruit. D'abord, c'est une voix, des bavardages, des chuchotements, des éclats de rire, des pleurs, des cris, des mots, des phrases, des sons, une voiture qui démarre, une porte qui grince, la sirène des pompiers, des claviers d'ordinateurs, une craie sur un tableau, des pas, un saxophone, un piano, un chant, quelque chose. Au moins, il y a toujours quelque chose.

Et même quand il n'y a rien, quand il y a ce qu'on veut appeler silence il y a encore du bruit. Le silence n'est pas une absence absolue de son. Le silence n'est jamais que l'étouffement du bruit.

Quand tout se tait, les bruits, les sons, il reste un vacarme assourdissant des mots les plus durs. On pense. On pense tout le temps, on n'est incapable de s'arrêter de penser. Et ces pensées sont le plus gros bruit du monde.

J'ai peur du silence parce que mon bruit est énorme. Depuis un an je ne peux plus vivre dans le silence du monde. Depuis un an je veux que le bruit de l'extérieur étouffe mon bruit intérieur, je veux que les voix qui crient autour de moi couvrent le bruit des mots qui se bousculent dans ma tête et qui m'accusent de ne pas les écouter et c'est vrai, c'est vrai que je ne les écoute pas.

Il y a toutes sortes de gens, toutes sortes d'événements et toutes sortes de façons de réagir à ceux-là. Moi je suis de ceux qui recouvrent le bruit des alarmes par le bruit de la musique, de ceux qui n'écoutent pas, ne veulent pas écouter.

Je suis de ceux qui ont besoin d'un grand bruit, d'une explosion de bruits pour enfin écouter.

Je n'écoute que très rarement mon corps. Il m'énerve, je trouve qu'il me parle trop. J'ignore toujours ce qu'il me dit, tant et si bien que je devrait savoir, avec le temps, qu'il finit par crier plus fort que moi.

Un jour, j'avais déjà pris la décision de commencer à écrire, mon corps a hurlé plus fort qu'il ne l'avait jamais fait. Moi qui avais entrouvert la boîte qui contenait ce souvenir avant de la refermer et de la pousser plus loin encore dans ma mémoire, j'ai été obligée de retourner la chercher alors, de l'ouvrir à nouveau, arrivée au pied d'un mur que je ne pourrai pas dépasser.

On entend souvent l'expression "j'ai été lâché par mon corps". Je ne suis pas certaine qu'on puisse la comprendre si jamais ça ne nous ai jamais arrivé. On se dit qu'après tout notre corps est toujours là, qu'il est notre meilleur ami, qu'il le sera toujours, et surtout que nous avons un contrôle absolu dessus. Qu'il fait ce que nous décidons, ou à peu près, qu'il ne peut pas nous abandonner, ou pas totalement.

Je ne parle pas ici d'une blessure, lorsqu'on pousse l'effort trop loin et qu'il nous rappelle à l'ordre. Je parle ici d'une rupture brutale, d'une trahison, d'une incompréhension qui crée après cela un profond traumatisme, une trahison qui fait que la situation dans laquelle elle a eu lieu constituera ce qu'on tachera toujours d'éviter.

J'ai été lâchée par mon corps le 18 septembre 2021. Un accident. J'ai été hospitalisée en urgence, opérée en urgence, transfusée en urgence. J'ai perdu connaissance. Littéralement, oui bien sûr, perdre autant de sang m'a fait perdre la tête. Mais plus durablement, j'ai perdu connaissance. J'ai perdu conscience, la conscience du monde autour de moi, la conscience du monde qui m'était interne, de mes failles, de mes forces, de mes perspectives d'avenir qui ont été balayées. J'ai perdu connaissance de qui j'étais, de ce à quoi je pouvais me raccrocher.

Tout cela urgemment, en une nuit, en quelques heures. Avec mes parents endormis, qui ne savaient rien, à qui je n'ai rien voulu dire. Accompagnée d'une personne, qui est resté toute cette journée-là, lui sans qui je dois le dire, je n'aurais jamais pu me relever. Lui sans qui je ne serais jamais arrivée dans cet hôpital, bien trop faible pour appeler les urgences à qui je n'aurais pas pu répondre.

Tout urgemment. Tout trop vite. En quelques heures, sans que je ne m'en rende compte j'avais basculé dans ce vide qui me tendait les bras depuis de nombreux mois. Il m'était arrivé ce qui m'était arrivé. Et cela avait une influence non seulement sur mon mental mais sur mon corps. Je ne pouvais plus l'ignorer à présent, je devais l'accepter, et si je ne le voulais pas alors on ne pourrait plus rien pour moi.

Je viens de reprendre rendez-vous avec ma psychologue. Ce que je n'avais pas fait depuis un an, et jamais à ce sujet. Je n'en parlais pas. Je n'avais pas besoin de parler. Pas envie. Pas le courage non plus peut-être.

Mon accident, mes peurs, mes angoisses même, les pleurs,, les larmes, le rejet, la couse effrénée vers l'autre, et contre l'autre, et loin de l'autre, tout cela devait finalement éclater. Je ne peux plus garder ça pour moi.

J'ai même tenté de l'écrire. La preuve. J'ai voulu l'écrire, j'ai décidé que l'écrire suffirait et voilà. J'écris depuis 6 mois et je me rend compte que ça ne suffit pas, que ça ne suffit plus.

Je ne veux pas m'abandonner. je ne peux pas m'abandonner. Je n'ai en réalité pas d'autre choix que de ne pas m'abandonner. De ne plus m'abandonner. J'ai fait ça trop souvent, trop longtemps, et regardez où j'en suis maintenant.

Je veux pouvoir dire que je m'en suis relevée. Je veux pouvoir dire que je m'en suis sortie. Je veux que la personne qui tiendra ce livre entre ses mains, et qui lira cette introduction, ce préambule, puisse se dire "si elle s'en est sortie alors moi aussi je vais m'en sortir, moi aussi je vais dire ce qui s'est passé, ce qu'on m'a fait, parce que je ne suis pas coupable." Ou que cette personne se dise "je suis coupable, ce que je fais n'est pas bien, je dois m'excuser auprès de cette personne, et même si elle ne veut pas de mes excuses je vais les lui présenter, parce que ce sera au moins une légitimation de sa souffrance."

Ou encore, que tu te dises, toi qui lis ça, que tu nous crois. Qu'on ne te ment pas. Que si on te dit qu'on souffre, c'est qu'on souffre. C'est qu'on a besoin que tu nous écoutes, parce que si on t'en a parlé c'est que c'était important pour nous. Parce que combien de fois, combien de fois on ne t'a rien dit parce qu'on voulait "t'épargner", toi qui ne nous épargnes rien en nous disant qu'on ment, qu'on enjolive (et comment veux-tu qu'on enjolive ce genre de chose dis-moi ?), qu'on extrapole, que ce n'est pas si grave, que ce n'est pas tout à fait ça. 

Trop pleinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant