Entracte

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Chaque être sur Terre a son paradis, ça peut être n'importe quoi. Une salle, un moment, un contexte, une ville entière ou un simple ruisseau.

Moi, c'est un massif. Le Vercors. Cet endroit, à n'importe quel lieu qui le compose, à n'importe quelle période de l'année, quel que soit le temps qu'il fait, est un paradis. Je voudrais pouvoir graver chaque parcelle de ce plateau dans ma rétine. L'hiver, quand la neige recouvre tout et que seuls les sapins dépassent, les sommets se découpant les uns sur les autres, et une nappe de brouillard recouvurant le tout, son voile se déchirant ça et là pour laisser apparaître un semblant d'activité humaine, là, au milieu de cette nature qui meurt et qui attend le printemps, je me sens vivante.

La montagne il faut y prendre goût. C'est un monde particulier, méconnu, dangereux. C'est un monde effrayant, inhospitalier malgré ce que veulent faire croire les successions de petits chalets tout droit sortis d'un film qui se succèdent parfois, dans les villages, et qui font croire qu'on l'a dompté.

J'aime le Vercors parce qu'il est une montagne qui paraît apprivoisée. Ses plaines semblent innofensives, ainsi étendues, recouvertes de neige, ou de feuilles quand l'automne arrive. Parce qu'il est facile de voir la ville d'en haut. Parce que l'homme a l'air d'être partout.Mais en réalité nous ne contrôlons rien. Ces étendues qui laissent se découper les sommets, c'est ce que j'aime dans ces plaines.

Quand on arrive à l'auberge des 3 pucelles c'est un palier. En montant, on arrive dans le vrai Vercors. En descendant, on sait que la ville n'est plus très loin.

Voilà mon paradis. Une succession de plaines sur un plateau montagnard. Un paysage valloné perché à plusieurs à un millier de mètres d'altitude.

J'aime l'hiver ici parce que seuls les sommets dépassent du brouillard. Et encore. J'aime que ce brouillard recouvre tout, qu'on ne distingue que quelques arbres fantomatiques autour de soi. Qu'on se croit perdu dans une forêt insondable.

Pourquoi est-ce que j'aime ce désert blanc fantomatique où rien ne survit ? Justement parce que tout, ou presque, y meurt. Quasiment rien ne surnage. Parce que les souvenirs et le bruit de la ville ne montent pas jusqu'ici. Parce que la pénombre paisible de la nuit ne laisse pas monter jusqu'à elle l'éblouissante noirceur du morne paysage qu'elle surplombe.

Nous sommes le 18 février 2022, il est 2 heures 17 du matin. Je ne pourrai pas dormir cette nuit, je le sais. Pourquoi ? Parce que aujourd'hui, à 9 heures du matin, j'ai rendez-vous chez ma psychologue, pour lui parler de ce dont je vous parle dans ce livre.

Je suis incapable de dormir parce que je ne sais pas ce que je vais raconter. Cette histoire va arriver aux oreilles d'une professionnelle. Ce qui veut dire que tout ça, ça devient sérieux. Qu'après ça je ne pourrai plus revenir en arrière.

Je sais ce qu'on pourrait se dire. Que je vais m'asseoir sur ce canapé, dire "bah voilà, le 12 août 2020 mon petit ami a abusé de moi. C'est aussi arrivé le 12 septembre, le 19, le 22, le 6 octobre et le 17. Je ne voulais pas, mais il a utilisé mon corps pour son plaisir." Je crois vraiment que ma vie serait plus simple si je pouvais dire ça.

Mais vous savez ce que je vais dire pour la soirée du 12 août 2020 ? Ce que je vais vous écrire maintenant. Ce qu'il s'est passé, ce soir-là, ni plus ni moins. Factuellement.

J'ai pris le car pour Quai en Chartreuse. J'avais peur d'y aller, pas pour lui, non, mais parce que j'avais peur de rencontrer ses amis, que je ne connaissais pas. Je me souviens comment j'étais habillée. J'avais un pantalon vers à rayures verticales, un t-shirt noir, et une chemise kaki par dessus.

Une fois arrivée, on m'a présenté. Et au début, on ne me parlait pas beaucoup. Et puis j'ai commencé à discuter avec les quelques filles sur place, et très vite on m'a appréciée. On rigolait, on se moquait gentiment de mon petit ami en lui disant de faire attention, qu'on pourrait lui piquer sa copine, qu'il y a avait une file d'attente qui se formait.

Et puis on a commencé à boire. Je ne crois pas avoir beaucoup bu, à l'époque je ne buvais pas beaucoup. Un verre, deux peut-être. Et quelques bières. Mais rien de plus.

A un moment dans la soirée, on a lancé un loup garou dans une pièce de la maison. Mon petit ami m'en a voulu, à un moment, parce qu'il me trouvait trop amicale avec une fille. Je suis allée le voir, j'ai voulu lui faire un bisou sur la joue. Il m'a repoussée, m'a dit qu'il m'en voulait, qu'il était jaloux, qu'après tout lui je ne lui montrais pas vraiment que je l'aimais.

Et puis après le repas, on a étendu un matelas dans le jardin. C'était la nuit des étoiles filantes. On s'est allongés, l'un à côté de l'autre. J'ai tendu le doigt vers le ciel. "Regardes, en voilà une, et une autre". Il m'a dit que j'étais son premier amour, son amour de jeunesse, il m'a dit "tu sais, je t'aime. Je ne suis pas amoureux hein, mais presque. Je t'aime."

Je ne le pensais pas. Je m'en souviens, de ça, très bien, je ne le pensais pas. Je ne l'aimais pas. Mais je lui ai dis "moi aussi". Je me souviens m'être dit que ça me viendrait, avec le temps. Que ça allait forcément venir.

Puis ils ont fait un concours de shots. Je n'ai pas participé. Mon copain non plus. Ils ont mis de la musique, tout le monde s'est mis à danser. Mon copain venait vers moi, essayait de me faire danser. J'ai bougé, un peu, mais très vite je lui ai dis que je voulais dormir.

Il était 00h30. Il était à fond dans l'ambiance alors je lui ai dis "je vais me coucher, profites du reste de la soirée". Il a dit qu'il préférait venir avec moi. 

Trop pleinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant