Peut-être qu'il y avait un signe. Peut-être que je pourrais déjà comprendre maintenant que quelque chose n'a pas été normal hier soir. Que j'aie dormi par terre. Que j'aie dormi habillée. Que je sois rentrée tôt, et seule. Que j'aie caché ma marque. Que je me sois lavée, longtemps. Que j'aie oublié les mains sur moi, que je ne me souvienne pas de tout. Peut-être qu'il y avait un signe. Peut-être, mais ce n'est pas si important, parce que la vérité, c'est que je n'ai rien relevé. Dans ma tête, les événements avaient simplement eu lieu, et c'était tout, ils s'étaient enchaînés sans que cela ne nécessite un sens quelconque. Il s'était passé ce qu'il s'était passé, et les signes pouvaient bien exister, je n'avais pas le décodeur qui me permettrait, plus tard, de comprendre que quelque chose avait eu lieu cette nuit-là, quelque chose d'anormal, quelque chose de dangereux pour moi, dangereux pour les autres.
Quelque chose qui va, d'une certaine manière, changer ma vie, non, de tout ça je n'ai aucune conscience.
*
Cela doit faire deux heures maintenant que mon amie et moi multiplions les essayages. Moi-même je pioche dans mon armoire à la recherche de ce haut qui me mettra parfaitement en valeur, celui qui lui plaira, à lui. Je veux qu'il reste bouche-bée et qu'il se dise "wow, c'est ma copine".
Je me regarde de nouveau dans le grand miroir en pied de la chambre de mon amie, je cherche dans mon décolleté si on voit suffisamment ma poitrine, mais pas trop non plus, si mon ventre disparaît assez. Je prends une inspiration, contracte mes abdominaux ; si je reste comme ça, mon ventre parait plat, comme on en voit tellement sur Instagram. Finalement, est-ce que j'ai vraiment besoin de respirer ?
Et après les vêtements, il y a le maquillage. J'ai la peau terne, grasse, fatiguée. Je suis pâle, les cernes rendent la peau sous mes yeux bleue, voire grise. Un bouton apparaît sur mon front, bref, je suis moche. Malgré ce que me dit mon amie, et la beauté objective de mes lèvres pleines et roses, de mon petit nez, véritablement adorable, et de mes yeux, expressifs, bruns, avec cette nuance de vert qui apparaît alors que je tourne les yeux vers la fenêtre qui laisse entrer le soleil sur mon visage, je me trouve laide.
Tout était dans l'apparence, cet été-là. J'avais 17 ans, j'étais en couple, et je voulais montrer que je le méritais. Que j'étais heureuse, que c'était mon choix, que j'avais tout décidé, tout planifié. Que je contrôlais tout.
Que j'étais allé vers lui, s'il ne m'avait pas vue le premier. Que j'avais oublié "celui d'avant", que j'étais passé à autre chose.
Que tout était mon choix, que c'était le moment pour tout ça, et que j'étais fière, et bien. Que j'étais grande, maintenant. Plus un bébé, plus un enfant, que je quittais le lycée déjà comme une adulte accomplie.
Le liner léger qui allonge mes yeux, le rouge très estompé sur mes joues simplement pour faire "comme si", comme si j'avais bien dormi, le rouge estompé sur mes lèvres qui renforce leur rougeur naturelle, la poudre qui masque l'acné, les tâches, tout ce qui ne devrait pas exister.
Et enfin, en dernier lieu, j'accepte de remonter mes cheveux sur ma nuque, dans un chignon lâche, laissant à la vue de tous toutes les tâches de mon cou. Je laisse dériver mes yeux à nouveau sous ma mâchoire, puis je tourne la tête vers mon amie, qui retient un hoquet de surprise en voyant la deuxième tâche, plus pâle et plus étendue. Alors ça y est, c'est fait, non arrêtes, on s'en fout c'est pas intéressant. Je le cache tu crois ? Non laisses, si si, je vais le cacher, tout le monde n'a pas à le voir.
Je répète le même manège que le matin-même, pinceau en main, maquillant la peau de ma clavicule pour la faire paraître plus uniforme qu'elle ne l'avait jamais été.
Puis vient le moment de sortir de l'appartement, d'aller jusqu'à la voiture, et de commencer l'ascension jusqu'à ce village, là-haut dans la montagne, d'attendre celui qui doit nous y amener, et qui ne vient pas, et qui est en retard, et qui nous fait attendre, longtemps, jusqu'à dire non mais allez-y vous même, je vais être en retard. De remonter en voiture, et de regarder défiler par la vitre la route sinueuse, qui s'enfonce un peu plus dans la nuit tandis qu'elle s'installe autour de nous, nous enveloppe, fait reculer le bleu délavé du ciel jusqu'à l'autre bout du regard, là-bas, vers le massif qui nous fait face. Et d'arriver, enfin, devant la maison en retrait, point de lumière sur la colline noire, en haut de la pente, ça monte, je dis, de ouf c'est chiant, mon amie répond. De lever la tête vers l'entrée, de voir le fameux Greg, dans son pantalon gris et sa chemise blanche, en haut des escaliers, qui lève le bras, salut, entrez.
*
La soirée s'étend depuis une heure déjà. Il arrive bientôt ? Oui oui, ils sont en voiture, ils vont arriver, c'est paumé chez toi aussi, oui oui, ils arrivent. La musique est forte, je danse, je suis seule à danser. Lu, Greg, Ben et les autres, tous me regardent fermer les yeux et me balancer sur le rythme, surexcitée, vous allez le rencontrer, wow, génial.
Des phares sur la route, en bas, ça ne peut être qu'eux, qui passerait par ici à cette heure ? Mon téléphone vibre, je décroche, et la musique se coupe. Le silence tombe sur la maison, on ne rit plus, on attend. On attend de rencontrer celui dont on entend parler depuis un mois, celui qui m'a permis de faire le deuil de celui d'avant, parce que c'était ça, ma vie, depuis un an, et je ne le savais pas encore mais ce serait ma vie pour un an encore.
En réalité, tout avait commencé déjà en 2017. J'étais sous le charme d'un imbécile, puis en 2018 je m'étais tournée vers un ami qui n'avait pas voulu de moi – et je ne lui en veux pas, et il aurait dû être là ce soir d'ailleurs, quel dommage –, puis je m'étais mise en couple en 2019 avec quelqu'un qui ne me plaisais pas. Puis, au mois de mars, il y avait eu celui d'avant, lointain écho d'un coup de cœur de 2016, possibilité inespérée, trop belle pour être vraie et oui, ça l'était. Cette soirée du 20 juin 2020 où il n'était pas venu, je l'avais rencontré, lui, et ce 19 juillet 2020 j'avais tourné une nouvelle page de ma vie amoureuse. Une page fragile, il y en a déjà quelques indices, que je ne vois pas. Une page cartonnée, qui marque mon livre, une page au milieu qui dérange, qu'il faudrait arracher, mais on ne peut pas, la page fait partie du livre.
VOUS LISEZ
Trop plein
Non-FictionL'art du témoignage est un art compliqué. C'est choisir de faire entrer le public dans son intimité. Raconter une agression sexuelle, parce que c'est ce que je vous raconte dans ce livre, c'est presque pire. Je vous demande de plonger avec moi dans...