Chapitre 10

2 1 0
                                    

Andéos.

En attendant la reprise de l'entraînement, je m'installe à un bout de la grande table de notre salle de repas.
Galadriel, face à moi, picore dans son assiette, l'esprit apparemment ailleurs.
— Tout va bien, ma reine ? demandé-je en remarquant pour la première fois combien son teint est livide.
Ma voix attire son attention, mais elle ne m'a pas entendu, alors je réitère doucement, maintenant qu'elle m'écoute.
— Oui, juste un peu fatiguée… Ce n'est rien, ne vous en faites pas…
La voyant retourner la nourriture du bout de sa fourchette, je persiste.
— J'ai l'impression que quelque chose vous mine. Je me trompe ?
Une expression presque coupable s'imprime sur ses traits, alors qu'elle baisse la tête. Nous sommes tous les deux dans le même guêpier. Mariage organisé par nos familles, mettant royalement de côté nos opinions divergentes. Je ne peux donc la laisser accablée. Je ne l'ai peut-être pas souhaitée comme épouse, mais je dois prendre soin d'elle.
C'est mon rôle !
— Dites-moi ? J'essaierai de faire en sorte de vous contenter.
Un léger sourire étire ses lèvres minces, avant qu'elle ne prenne la parole.
— C'est juste que… enfin… Vous allez trouver cela ridicule, termine-t-elle, rougissante.
— N'hésitez pas ma reine, quoi que vous ayez qui vous pèse, vous pouvez m'en parler.
Nous ne sommes pas réellement un couple, c'est certain, j'ai bien plus « couché » avec les esclaves qu'avec elle et en beaucoup moins de temps. Néanmoins, elle n'a rien à craindre.
— Et bien… Je m'inquiète pour vous. Vous n'avez pas encore trouvé cet être au cœur pur et je sais combien cela vous préoccupe. Nous n'avons certes, pas voulu l'un de l'autre, mais j'éprouve de l’affection à votre encontre, et donc, je m'inquiète… me débite-t-elle d'une traite, comme si elle avait peur que je ne l'arrête.
Ses propos me touchent. Je nourris moi-même à son égard, une affection douce et sincère. Elle est sûrement la seule personne de ce royaume à en bénéficier sans aucun doute. Même si nous nous tenons majoritairement à l'écart l'un de l'autre, que nous ne communiquons que très rarement, ça n'en reste pas moins un fait.
— La situation est complexe et inchangée, mais chaque esclave testé élimine des possibilités. Donc, ne vous en faites pas…
Je n'ai pas le temps de finir que les deux grandes portes, taillées dans de l'ébène, s'ouvrent. Nous observons tous deux l'intrus pour découvrir qu'il n'est autre que mon frère Svalios. Le soulagement s'insinue dans chaque partie de mon être, à sa vue. Son interruption tombe à point nommé. La vérité est que peu importe combien nous mettons d'Elfes de côté, nous n'avons toujours pas la moindre idée de qui est l'élu.
— Bonjour mon frère, veux-tu te joindre à nous ? l'invité-je en espérant qu'il refuse.
Ça m'éviterait de devoir reprendre cette conversation…
— Cela aurait été avec plaisir, mais nous devons rejoindre le lac D'Adélas. Tes hommes, ainsi que les miens, nous attendent.
Ces mots ont le mérite de diminuer la pression sur mes épaules. Une pression devenant, depuis quelques années, omniprésente…
Je m'excuse auprès de ma reine, puis nous sortons.
Lorsque nous traversons la cour, Svalios me retient par le bras, alors je le dévisage, perplexe.
— La patrouille Sud t'a envoyé des informations.
C'est juste à cet instant que j'aperçois son bras tendu, où un parchemin repose, enroulé, le long de sa paume. Je m'en saisis, puis le déroule en l'interrogeant.
— Quand est-il arrivé ?
— Peu avant que je ne vienne te chercher, j'ai pensé que tu voudrais en prendre connaissance rapidement.
D'un signe de tête, je le remercie.
Votre Majesté.
Au détour du royaume des Elfes, nous en avons débusqué quatre, dans les âges requis pour entrer dans l'arène.
Nous serons de retour en fin de journée.
Vos dévoués gardes.
Une étrange sensation m'envahit, me parcourt de haut en bas, me laissant un goût amer, sans que je n'en comprenne la raison.
Mon cœur bat un peu plus vite depuis cette annonce et je ne sais si c'est de bon augure…

Au lac d'Adélas, chaque garde est déjà installé sur son Ragnor, différent encore de celui de la matinée, mais toujours pas ceux avec lesquels ils sont liés. Ça leur permet de s'entraîner sur l'appartenance et l'appropriation.
— À présent, vous allez apprendre à esquiver des attaques en plongée ! Pas juste en piquée, évidemment !
L'un d'eux ose poser une question stupide !
« Nous n'avons pas de tenues adéquates… »
Sérieusement ! pense-t-il qu'en période de combat, il aura les vêtements faits pour le lieu où il se trouve !? Je prends le parti de ne pas répondre, préférant me recentrer sur l'essentiel, mais c'est sans compter sur Svalios, qui connaît facilement le chemin de mes pensées.
— Ok ! Va enfiler ta tenue de plongée et ensuite, on filera dans le royaume des Cyrails !
L'expression du Sylphe s'affaisse. Il commence à assimiler son erreur. Svalios est trop gentil, je ne me serais jamais donné cette peine…

Passé ce moment agaçant, le lac d'Adélas se voit survoler par une vingtaine de soldats, un prince et leur souverain.
Je monte relativement haut dans le ciel, stagne un minimum en vol, avant de donner un coup de talon dans le flan d'Aptéas. Ce dernier connaît tous mes moindres gestes, par des années d'apprentissage. Il se cabre, gueule fermée vers le bas et prend de la vitesse.
Les Ragnors d'eau font partis des animaux les plus rapides dans les airs, avec les dragons du royaume des Fées, leur poids lourd leur donnant un avantage certain en piqué. Par contre, au sol, il ne dépasse pas les quarante kilomètres heure.
Le lac se rapproche de plus en plus vite, tandis que mon visage est fouetté par le vent, me donnant ainsi une sensation de liberté inouïe.
L'immersion totale se fait à peine moins d'une minute plus tard. Me tenant en serrant les cuisses sur le dos d'Aptéas, je savoure cet instant en écartant les bras, me laissant emporter par le courant, l'animal et l'adrénaline.
C'est ce moment que choisit mon esprit pour me rappeler l'enfant, Élias, et son excitation à l'idée d'aller voir des œufs. Bizarrement, je me verrais presque comparer mon état d'euphorie actuelle avec celle qu'il exprimait.
Je me sens tellement vivant que lorsque nous remontons à la surface, la pression retombant d'un seul coup sur mes épaules me paralyse presque…
Il faut du temps pour me reprendre et me rendre compte que les grandes griffes d'Aptéas frôlent le lac d'Adélas. Prestement, comme si rien ne s'était passé dans mon esprit, je me ressaisis, serre les brides pour contrôler mon Ragnor et l'obliger à se poser non loin de mes hommes. Svalios applaudit, me donnant le sentiment d'avoir accompli un exploit, mais ça n'en est pas un. J'ai appris tout ça dès ma plus tendre enfance, sur le dos de Pythos…
Mon jumeau vient à ma rencontre alors que je descends.
— Qu'est-ce que tu en dis ? On leur montre ce qu'on sait faire tous les deux ? me lance-t-il, véritablement enjoué à cette idée.
Sans prendre la peine de réfléchir, j'accepte, ignorant le regard déçu de ceux venus spécialement s'entraîner.
— Tu vas encore mordre la poussière ! me moqué-je franchement. Quant à vous, commencé-je en me retournant vers les gardes. Observez, car c'est encore quelque chose que vous devez être capable de faire !
— T'inquiète, ils apprendront quand je vais te ridiculiser…
Sûr de lui, Svalios ricane, avant de reprendre son sérieux en observant le ciel.
— Les nouveaux esclaves ne devraient plus tarder. Imagine que l'élu soit dans cette cargaison, tu obtiendrais enfin ce que tu souhaites depuis si longtemps…
Sa réflexion me relance dans mes pensées, imaginant tout ce qui pourrait changer.
— Nous devrions nous y mettre maintenant…
J'acquiesce et, sans perdre une seconde, monte sur le dos d'Aptéas, attendant mon bon vouloir. Rapidement, j'accroche la sangle qui retiendra l'épée à mon poignet, m'évitant ainsi la possibilité de la perdre en plein vol.
Lorsque nous sommes dans les airs, je fonce directement contre mon frère, pour lancer une attaque qu'il pare d'un geste souple. Je relance encore et encore, ne lui accordant aucune manœuvre pour riposter. Et même si sa défense est bonne, il ne peut me vaincre !
Son Ragnor descend lestement d'un cran, évitant la suite de mes attaques. Débutant une virevolte afin de le surprendre dans son dos, ses dernières paroles me reviennent en mémoire.
« Imagine que l'élu soit dans cette cargaison, tu obtiendrais enfin ce que tu souhaites depuis si longtemps… »
Ma marque, comme esquissée avec de l'encre, formant un tatouage indélébile, se met à nouveau à brûler, sans les pulsions habituelles. J'ai l'impression que ma peau s'enflamme et je lâche un cri rauque et bas, quasiment inaudible.
Profitant de mon inaction, Svalios reprend le dessus. Il me poursuit au-dessus de notre royaume. Étant toujours affecté, je laisse mon dragon seul aux commandes et celui-ci nous entraîne vers les portes, redescend pour franchir une arche et éviter d'être blessé par l'arme de mon jumeau.
Une pensée se déroule en continu dans ma tête, me poussant à visionner des images que je préférerais ignorer, augmentant davantage ma souffrance.
L'être au cœur pur… pas de visage… uniquement deux mains aux doigts fins tenant un œuf ne ressemblant à aucun autre… La mort… une forme floue… étendue sur le sol… indéfinissable… moi ? Peut-être… ou peut-être pas… des cris… des larmes… du sang… beaucoup trop…

Une douleur plus réelle, réconfortante, me ramène à la réalité et atténue celle de mon visage. Mon bras saigne au travers de mon cuir tailladé. Cette fois, je suis capable de me recentrer sur l'instant présent et peux enfin rendre coup pour coup !
De retour au-dessus du lac, Reptos, sous les ordres de son maître, n'hésite pas à mordre le cou de mon dragon, ne lui laissant aucune chance de s'échapper. Encore légèrement engourdi, malgré ma volonté, j'ai du mal à poursuivre ce combat et finit par desserrer les cuisses.
Erreur de débutant…
Des cris d'encouragement nous parviennent du sol, démontrant ainsi que mes hommes et ceux de mon frère scrutent attentivement notre duel, tandis que peu importe combien j'essaie de me retenir, je glisse lamentablement du dos d'Aptéas. S'il n'y avait pas les lanières, je serais déjà dans l'eau !
Mettant toute ma puissance restante dans mon bras, je tire, lève une jambe pour remonter, quand avec un sourire de vainqueur, Svalios tranche net le cuir, ne me laissant plus rien à quoi me raccrocher. Ma chute n'est pas douloureuse à proprement parler, mais mon ego en prend un sacré coup.
J'étais invaincu depuis si longtemps et aujourd'hui mon frère m'a mis à terre, enfin, à la flotte…
Étant bon nageur, je rejoins la rive au plus vite, attrape la main que ce dernier me tend, pour en ressortir dégoulinant de partout.
— Tu as gagné ! Bravo ! le félicité-je en essayant d'être fair-play, même si mon intonation sonne plutôt comme une accusation.
Mais contrairement à ce que je m'attendais, ses traits deviennent soucieux, tandis qu'il examine mon bras.
— Je suis sincèrement désolé, je me suis laissé emporter par l'envie de la victoire. Tu vas bien ?
— Une égratignure, lui réponds-je pour le rassurer.
Il est vrai que nous n'avons jamais été très proches tous les deux et ce, même après être sortis du même utérus, seulement, pas une seule seconde nous n'avons pensé à nous blesser. Ce qui vient de se produire n'est autre que le résultat d'un duel, associés à l'adrénaline et la testostérone des Sylphes. Plus fragrante que chez les Fées ou les Elfes…
Je me retourne vers mes gardes pour leur inculquer une dernière leçon.
— Vous avez vu ce qu'il se passe quand vous vous laissez déconcentrer !?
Ils ne peuvent connaître les raisons exactes de mon manque de concentration, la sensation cuisante sur mon visage, les images se déroulant comme une pièce de théâtre en accélérée néanmoins, ils ont bien dû percevoir que mon esprit n'était pas au combat…
Sur ces mots, je pars, remonte me changer, puis panser ma plaie, afin « d'accueillir » les futurs arrivants, afin de leur démontrer, par ma prestance, autant que mon expression dénuée d'indulgence, qui aura le pouvoir et qui aura droit de vie et de mort sur leur âme.

Ce n'est que trois heures plus tard que la patrouille arrive, tirant entre eux, des esclaves enchaînés.
À peine ont-ils franchi les portes du royaume, que trois d'entre eux s'agenouillent, le regard fixant le sol.
Le quatrième, d'un blond étincelant, la manche gauche ensanglantée et couverte d’un bandage, semble perdu dans ses pensées.
Il se trouve devant le roi des Sylphes, celui qui détiendra bientôt le pouvoir sur tous les royaumes et il ose ignorer ma présence !
Sans hésitation ni contrôler ma force, de mes paumes, je pousse sur ses épaules jusqu'à ce que ses rotules baignent dans la terre boueuse, lui arrachant une grimace de douleur.
D'une main, je lui abaisse le crâne, préférant qu'il observe mes chaussures.
Ma voix grave, forte et légèrement rauque, retentit, afin de leur rappeler leur échelon parmi nous.
— Dans mon royaume, vous allez enfin être à votre place. Vous n'êtes que des esclaves bons à nous servir. Je suis votre maître et vous me nommerez comme tel. Ici, votre vie ne vaut rien et pourrait s'arrêter à tout moment !
Je marque un temps d'arrêt afin qu'ils s'imprègnent bien de mes prochaines paroles.
— Si vous la perdez, vous serez simplement remplacés…
Mes derniers mots paraissent avoir un effet dévastateur sur le blond. La panique le submerge, alors que son crâne s'abaisse plus bas encore. Si c'est possible…
J'attrape une poignée de ses cheveux et les tire fermement en arrière. Mon regard plonge dans des iris verts, perçants. Mes doigts tirent plus fort pour le rapprocher si près qu'il peut sentir mon souffle au creux de son oreille pointue.
— Tu as raison de trembler… lorsque tu seras entre mes mains, tu imploreras ma pitié.
D'un mouvement brusque, je l'oblige à croiser mes yeux.
— Je n'en possède pas… murmuré-je pour lui seul, avant de le libérer de mon emprise et de le laisser s'étaler cette fois…

La Prophétie - Tome 1 - Les Quatres RoyaumesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant