Chapitre 9

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Elros.

Cela fait déjà quelques heures que nous nous enfonçons dans la forêt, en marchant. Pensant être à l’écart de toute agitation, nous décidons de monter un petit abri pour la nuit. Je vais chercher dans les alentours de grandes branches, pendant que Vàna récupère de grosses feuilles, pour nous constituer une hutte, de façon à pouvoir faire un feu à l'intérieur.
— Après l’effort, le réconfort, dis-je en déballant les vivres que j’ai dans mon sac.
Elle se met à rire de bon cœur, j’en fais autant. Cela nous fait du bien.
Au préalable, j’ai allumé un petit feu qui, je l’avoue, est le bienvenue, la fraîcheur de la nuit commençant à se faire sentir.

— Merci, pour le partage de ta nourriture.
— C’est bien normal, surtout après ce que tu as fait pour moi au moment de l’attaque des gardes Sylphes.
Myôbu étant restée dehors, vient se poser sur mes genoux.
Je prends le livre et regarde Vàna.
— Si cela ne te dérange pas, j’aimerais partager ma lecture avec toi. Même si je me doute que tu dois sûrement connaître son contenu, car j'imagine que tu n'as pas toujours été une rebelle.
— Oui en effet, je n’ai pas toujours été en vadrouille et cela me ferait grand plaisir de replonger dans l’un des plus vieux livres de nos ancêtres.
Il doit avoir une valeur fondamentale, pour être si ancien. Mais pourquoi, alors que je ne suis qu’un simple Elfe, les Fées me l’on donné ?
Malgré ma question qui ne trouvera sûrement jamais de réponse, j’ouvre l’ouvrage et commence à le lire dans ma tête avant d’en parler avec elle.
— Celui-ci possède une crinière flamboyante et de plus il crache du feu. As-tu déjà eu l'occasion de voir un Ragnor de cette espèce ?
— Non, et très peu en ont vus, seuls les Cyrails en possèdent. Et si un jour tu vois qu'un autre royaume en a un, c’est qu’il a été offert par le peuple lui-même.
La regardant, la bouche grande ouverte, stupéfaite par tant de savoir, je suis obnubilé par son récit.
— Tu en sais des choses. Et le dernier Ragnor, celui d’air. Il est écrit qu'ils ont des ailes plus fines, leur permettant des pointes de vitesse. Peux-tu m’en dire plus ? Car si mon souvenir est bon, ils font partie du royaume des Fées.
Vàna hoche la tête, approuvant ainsi ce que j'ai pu lire.
— C'est bien le cas. D'ailleurs, j'ai peut-être une petite histoire à te raconter…
À sa demande, je m'installe un peu plus confortablement, car son récit risque d'être long. Elle en fait autant, face à moi, et alors qu'elle prononce les premiers mots, son expression se teinte d'amertume.
— Un soir, alors que je m'apprêtais à rentrer dans mon royaume, survolant la forêt derrière le vôtre, j'ai entendu des gémissements.
Son regard s'éloigne, certainement pour rejoindre le fin fond de ses souvenirs, peut-être même les revivre. Je sens que la suite ne va pas être simple…
— J'ai donc demandé, d'un signe, à mon Ragnor d'air de se poser, afin que je puisse m'assurer que personne n'était blessé ou perdu… mais ce que j'ai découvert au sol m'avait laissé sans voix. C'était terrible…
Sa voix tremble un peu. Elle se racle la gorge pour pouvoir poursuivre.
— Un jeune Elfe, à peine seize ou dix-sept ans, je ne sais plus… ce n'est pas le plus important. Le pauvre avait des entailles sur la poitrine et le dos…
Des frissons indescriptibles me parcourent, tandis que je commence à comprendre sur quoi elle est tombée.
Des images provenant de ma mémoire se superposent à la sienne, dessinant parfaitement la scène derrière mes rétines.
Vàna, inconsciente du trouble que son histoire provoque dans mon cœur, continue.
— Il avait si peur et j'étais si désolée de son malheur… Il n'arrêtait pas de dire que les gardes allaient revenir. Alors comme une désespérée, j'ai cherché à proximité, des plantes pour le soigner, et suis tombée par chance sur votre champ d'anconia.
À l'évocation de cette plante, je me souviens que mon père avait bandé mes blessures avec celles-ci. Ça m'avait véritablement soulagé, néanmoins, ma douleur psychologique n'a jamais réellement guéri.
— Enfin… lorsque c'était fait, j'ai libéré mon Ragnor, afin qu'il puisse conduire ce jeune Elfe le plus loin possible de ces horreurs… J'espère juste un jour le revoir, car même si tu dois le découvrir dans le livre, autant te le dire, nos dragons, s'ils sont bien traités, sont reconnaissants et reviennent toujours à leur maître…
Je crois que je commence à saisir ce qu'il s'est passé ensuite.
— Après ça, je ne pouvais plus rester neutre, c'était et ça m'est toujours impossible. Depuis, je n'ai jamais remis les pieds dans mon royaume, essayant d'éviter à bon nombre d'Elfes de subir le même sort…
Sans prononcer un mot, je me lève, saisis la bordure de feuilles de mon haut et commence à le tirer pour le remonter.
Vàna semble mal à l'aise.
— Je sais que je suis incroyable, mais tu n'es pas vraiment mon genre. Il te manque deux petites ailes dans ton dos… m'annonce-t-elle avec un sourire amusé.
Si j'étais dans le même état d'esprit, je pense que je pourrais en rire. Or, ce n'est pas le cas, alors je retire complètement mon vêtement, puis abaisse ma main sans le lâcher. Comme s'il pouvait me protéger, m'empêcher de revivre cette malheureuse journée.
Son teint, tantôt rosé, devient pâle, tant elle est choquée. Cependant, je ne dis toujours rien, et attends.
Quoi ? Je n'en ai aucune idée…
Au bout d'une durée me paraissant interminable, Vàna se redresse lentement sur ses deux jambes, me donnant l'impression d'être plus lourde qu'au début de notre conversation, pourtant anodine au départ. Sa main remonte, se positionnant au-dessus de ma peau, sans même la toucher. Son regard se plante dans le mien, me demandant mon autorisation. Je la lui accorde d'un signe de tête. Incapable de bouger, le corps tremblant en me remémorant ces bribes de mon passé.
Ses doigts courent le long de mes cicatrices, lentement, avec douceur, se disant certainement qu'elle pourrait les effacer.
Mais elle ne le peut. Personne ne le peut. Je dois simplement vivre avec, m'interdisant ainsi d'oublier…
Vàna me contourne, se glisse derrière moi et reprend ses mouvements, descendant le long de ma colonne, longeant la plus longue et large de toutes.
— Ce jour-là…
Ma voix est cassée, alors je me la racle avant de reprendre.
— Des Fées étaient présentes… elles devaient se promener… sûrement. Aucune d'elles n'est intervenue…
Je me retourne pour lui faire face, découvrant une larme roulant le long de sa joue que, par pudeur peut-être, elle essuie prestement.
— J'aurais tellement voulu que ce soit toi…
Qu'elle m'emporte loin de ce cauchemar, afin de ne jamais avoir à le revivre dans les tréfonds de ma mémoire…

Le lendemain, Vàna me réveille de sa douce voix et me tend un breuvage.
— Allez, le beau ténébreux, il faut se lever.
— Hum…
Je me pose délicatement sur mon fessier, mets ma main sur ma tête et de l’autre, je refuse ce qu'elle me tend.
— Non, mais ne t'inquiète pas, ce n’est pas la liqueur d’hier soir. Celui-ci va t’aider à ne plus avoir la gueule de bois.
J'attrape la timbale, toujours méfiant, sens le liquide et regarde sa couleur.
Bon pas la même odeur ni couleur.
Je le bois cul sec et si mon estomac se sent mieux, j’ai toujours autant mal à la tête.
— Que m'as-tu donné hier ?
Je commence à ressentir les effets de ce que je viens de boire, je reprends peu à peu mes esprits.
Quel soulagement !
— Du Jolmina, c’est l’une de nos spécialités, une fleur violette, qui après fermentation devient alcoolisée et encore heureux que je ne t'ai pas donné le bleu...
— Moi qui n’aie jamais bu auparavant, plus jamais je n’y toucherai. Je confirme ce n’est pas pour moi !
Hier soir, après ces moments pour le moins gênants, Vàna m'avait proposé une drôle de décoction afin de détendre l'atmosphère. Je peux assurer que les effets étaient immédiats. Je m'étais rapidement senti mieux, soulagé, débarrassé de mes réminiscences, et nous avons partagé des fous rires incontrôlables.
— Et toi ? l'interrogé-je, étonné par le fait qu'elle semble en meilleure forme que moi.
— J'ai l'habitude…
Me sentant mieux, je me lève, commence à remballer, avec l’aide de Vàna. Nous laissons la hutte en place, elle pourrait servir à d'autres.

Arrivés à un croisement à la lisière de la forêt, nous nous séparons pour prendre des chemins différents.
— C’est ici que nos chemins se séparent. Ça m'a fait plaisir de t’avoir rencontré, me dit-elle en s’approchant de ma joue, pour y déposer un baiser.
Surpris, gêné, mon expression ne passe pas inaperçue, puis elle se met à rire. Je la regarde et lui demande ce qui lui prend.
— Tu verrais ta tête, tu es trop mignon quand tu rougis.
Je lui tire la langue tel un enfant et nous prenons chacun notre route.

Je me retrouve dans une toute petite clairière entourée d'arbres à perte de vue.
Nous avançons tranquillement, quand Myôbu se place devant moi. De sa tête, elle me bouscule et me fait comprendre qu’un danger n'est pas loin, qu’il faut aller dans l’autre sens. Nous voilà repartis sur nos pas, mais là encore, elle me tourne autour. Quelque chose la perturbe. Cependant, ne voyant rien pour le moment, je m'accroupis pour essayer de la calmer. Rien n’y fait. J’ai beau regarder de toute part, je ne vois pas ce qui pourrait la rendre ainsi.
Ignorant son avertissement, j’avance quand même. Après quelques pas, je tombe sur un garde des Sylphes, dos à moi.  Je me décale et en vois un autre…
Frissonnant de terreur, j'esquisse un pas en arrière, priant en mon for intérieur afin qu'ils ne me remarquent pas.
Malheureusement, une branche craque sous mon talon, les gardes se retournent, dès qu'ils m'aperçoivent, ils se mettent à courir, m'obligeant à réagir hâtivement.
Je me précipite dans une direction opposée, Myôbu sur mes talons, mais les gardes sont surentraînés et lorsque je vois que le Kitsune n'est plus à mes côtés, un projectile me cloue contre un arbre.
Je grimace de douleur, essayant désespérément de dégager l'objet m'ayant transpercé le bras.
L'un de mes poursuivants s'approche, me faisant redoubler d'ardeur. D'un mouvement sec, il me retire la flèche, m'arrachant un cri de souffrance. Incapable de tenir sur mes deux jambes, je m'effondre en comprimant ma blessure.
Le Sylphe me relève de force et m'entraîne avec lui, afin de rejoindre sa troupe. Il ignore totalement mes hurlements de détresse en remarquant Myôbu, inerte, affalée de tout son corps au pied d'un tronc.
Pour me faire obéir, il me tire par mon membre blessé, puis me pousse au sol quelques mètres plus loin, à la sortie de la forêt derrière le royaume des Elfes.
Me voilà aux mains des pires créatures de notre monde et je ne sais ni si Myôbu est vivante ni si je vais m'en sortir…

La Prophétie - Tome 1 - Les Quatres RoyaumesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant