Chapitre 11

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Elros.

Alors que la prise sur mes cheveux se retire, que mon visage touche le sol boueux, je suis soulagé d'entendre les pas du roi s'éloigner.
Comment est-ce possible d’être aussi impuissant, devant des êtres aussi rudes que ça ? Je m’en dégoûte moi-même. Pourquoi ne me suis-je pas relevé pour défendre mes convictions, ma liberté ? Protéger les autres ? Nous ne valons pas mieux qu'eux si nous laissons tout cela se produire.
Les gardes nous attrapent par le col et nous relèvent d’un coup sec. Un homme bien trapu vient nous donner nos affectations provisoires. Puis nous le suivons, pas assez vite, à en croire les coups de pied, que les gardes nous donnent par-derrière. Nous arrivons au dortoir, plusieurs lits superposés à trois étages sont alignés. Il nous explique qu’il y a un couvre-feu, à 19 h 00 tapante, tous les esclaves, n’ayant aucune obligation donnée par le roi ou la reine, doivent être dans les dortoirs, sous peine de passer la nuit dehors.
Ça commence bien, je risque de m’y retrouver souvent.
Puis, il nous donne des explications incessantes et tyranniques.
Tous les matins, nous serons réveillés par le son de la corne, nous donnant seulement cinq minutes pour sortir sur le parvis, si nous voulons un semblant de petit déjeuner.
Il continue la « visite », sur la droite de ce que l'on considère comme nos chambres, se trouve le réfectoire, meublé de longues tables de bois brut, encadrées de bancs tout aussi longs. Pareil pour ce qui concerne les repas, ils sont à heure fixe et si nous avons le malheur d’arriver en retard, nous voyons la nourriture nous passer sous le nez…
Quand il a terminé, nous pouvons nous restaurer, nous laver dans un baquet d'eau froide situé au fond du couloir, où j'en profite pour nettoyer ma blessure, appliquer l’une des feuilles du Quercus Nigra, toujours dans la poche de mon pantalon, puis je rejoins ma couche. Je me sers de ce moment de liberté, pour déposer le livre offert par la reine des Fées, sous le drap de ma paillasse. Ces derniers jours m'ayant épuisé, je m'endors sans demander mon reste, malgré les lendemains sombres qui m’attendent….

À l'aube, le son de la corne s'élève, me rappelant ma nouvelle condition.
Comme tout le monde se lève rapidement, je suis le mouvement et suis prêt en moins de temps qu'il n'en faut, ne souhaitant pas rater le petit déjeuner, espérant survivre à cette première journée dans le royaume des Sylphes.
À peine nos estomacs remplis, le contremaître nous réunit pour nous distribuer nos tâches quotidiennes. Un autre Elfe, dont je n'ai pas entendu le nom, doit également se rendre au palais, donc nous partons tous les deux en silence. Trop de choses accaparent mon esprit, ne me donnant nullement envie de faire la conversation.
Le contremaître nous amène en bas d’un escalier en colimaçon et sans rambardes. J’abaisse mon regard sur les marches, mais rien que la première, n'est plus. Me voilà face à des enjambées forcées, au-dessus d’une douve peu plaisante.
— À présent, montez par ici, ce sera votre entrée pour atteindre l’intérieur du palais. À partir de maintenant, pour vous, je serai votre chef.
Me retournant vers mon confrère, je lui dis, déconcerté.
— Quoi ? Il n’est pas sérieux ?
Il me fait juste signe de la tête que si, puis me scrute d’un air désolé pour ce qui va suivre. Je suis perplexe.
Pourquoi me regarde-t-il ainsi.
Je comprends au moment où le contremaître, me pose une main sur l’épaule et que, d’un simple geste, il me retourne face à lui. Il m’est impossible de masquer ma grimace de douleur, tant cette pression a bousculé mon bras gauche…
— Que tu le veuilles ou non, tu n'as pas le choix. À partir de cet instant, tu n'auras plus de droit sur aucune décision. Tu appartiens au roi Andéos et tu feras tout ce qu’on t’ordonne sans discuter. Alors maintenant tu montes et tu fermes ta petite bouche d’Elfe !
Je baisse la tête et commence à monter à contrecœur, tandis que notre chef s'éloigne.
Lorsque nous arrivons à la moitié, mon compagnon de fortune trébuche, basculant dans l'eau se trouvant sous nos pieds. Il convulse et désespéré par sa réaction au contact du liquide, je le supplie de tenir le coup. Je me penche à mon tour, essayant de l’attraper et c’est là que j’entends une voix venir de loin.
— Il n'y a plus rien à faire pour lui, sauf si tu veux le rejoindre !
Je plante mon regard, oscillant entre stupéfaction et horreur, dans le sien, peu importe qui il est à ce moment précis, je ne comprends pas comment on peut laisser quelqu'un mourir sans réagir.
Il me faut un peu de temps pour me ressaisir, puis reprendre mon ascension sur ces marches instables, quand il me demande de le rejoindre. Ce que je fais, mais cette fois-ci, la tête baissée, non pas seulement pour marquer un signe de soumission, mais aussi pour dire au revoir à celui qui vient de tomber.
Toujours choqué par ce qui vient de se dérouler sous mes yeux, je n'écoute pas les paroles autour de moi. Je n'ai qu'une envie, celle de m'éclipser, m'isoler, afin de digérer cette scène, les convulsions de ce pauvre jeune de mon propre peuple, si tant est que je le puisse un jour…
Je suis ramené au moment présent par le contremaître. Celui-ci m'interpelle par un simple « esclave » avant de m'indiquer de le suivre. Une fois arrivés en haut de cet « escalier de la mort », nous franchissons une porte en bois, faite de simples planches. Invisible d'en bas, mais de là où je me situe, en total contraste avec le reste du palais.
— C'est le seul endroit par lequel tu es autorisé à entrer ! me rappelle le chef.
Puis, il poursuit son chemin, me menant par d'autres marches, des dédales de couloirs, tous plus luxueux les uns que les autres. Des tapisseries rouges garnies de portraits d'anciens souverains, au tapis paraissant doux et possiblement moelleux.
Au deuxième étage, il pousse une grande porte vernie, avant de se retourner pour m'en montrer une autre, plus petite, sur le côté gauche.
— Tu trouveras le nécessaire pour tout nettoyer là-dedans ! Maintenant, au boulot !
À peine son ordre tombé, qu'il tourne les talons. Je me dirige vers la seconde, récupère ce dont j'ai besoin, chiffons, balai, serpillère, seau, la totale, et retourne dans la première. Apparemment, ce sont les appartements de la reine. Ils sont tellement immenses que la maison que nous partagions, avec mon père et ma sœur, pourrait tenir à l'intérieur. La différence, c'est que notre chez nous était plus chaleureux. Ici, les décorations sont froides et ce, même si des chandeliers, éclairés par bougies, trônent sur un buffet, une desserte ou encore une table de nuit.
En utilisant au maximum mon bras droit, je m'attèle à la tâche, débutant par la poussière, passant sur chaque meuble, les contours du grand lit à baldaquin recouvert de tentures violettes, dont j'ai, au préalable, tiré les draps pour les remettre presque sans un pli. Une grande peau de bête dépasse entre chaque pied, tout le reste du sol est fait de parquet. J'imagine le temps que cela doit prendre à cirer… 
Je termine par le grand miroir, retenu par deux petites baguettes sur les côtés, et étant une des parties les plus importantes de la coiffeuse. Tout l'ensemble est blanc, y compris le banc rembourré, installé juste devant. Au moment où je me saisis de mon balai, le front déjà en sueur tant il fait chaud, le battant s'ouvre, laissant la place à une Sylphe. Au vu de sa tenue royale, sa robe brodée d'un tissu soyeux, parée d'or et de diamant, j'en déduis que c'est la reine Galadriel.
Son expression ne me dit rien qui vaille.
Je m'abaisse pour la saluer, prononçant un « maîtresse » quasiment inaudible, puis me remets au travail. Sur chacun de mes mouvements, je la sens me scruter, observer mes moindres faits et gestes.
Lorsque je repose mon outil de nettoyage, un raclement de gorge me fait redresser la tête.
— Pour qui te prends-tu pour oser croiser mon regard !
Sous son ton sec, je détourne les yeux pour fixer un point, bas sur le mur. Même si je n'approuve pas, je sais que je dois faire attention, me protéger du mieux que je peux. Peut-être que de cette manière, cela suffira à contenter ce peuple. Après tout, ils ne doivent pas être si différents de nous. Ils ont des familles, des amis, se nourrissent, s'habillent, rencontrent du monde. Ils font également des enfants. Ils ont forcément un cœur et celui-ci pourrait s’ouvrir pour nous comprendre, nous accepter…
— As-tu terminé ?
— Non, maîtresse. Il me reste le parquet à cirer…
La reine s'avance, frôle un buffet de ses doigts avant de les tourner à sa vue. Ainsi débute son inspection minutieuse, me mettant réellement mal à l'aise. Tout y passe, évaluation de la poussière sur le mobilier, de la qualité du balayage aux draps et à l'édredon posé presque sans défaut, sans oublier la propreté du miroir.
— Recommence ! Ce n'est pas parce que tu n'es qu'un Elfe que tout ne doit pas être parfait ! Ce n'est pas une chambre de bonne dont tu t'occupes ! crache-t-elle sur un ton venimeux, avant de quitter les lieux.
Accablé, je reprends tout du début, plus méticuleusement. Il est vrai que je n'ai pas l'habitude de nettoyer autant d'objets et que donc, ce n'est pas aussi propre qu'elle le voudrait…

Ce n'est que deux heures plus tard que je me redresse, transpirant de tous mes pores, mais satisfais d'en voir briller chaque recoin, malgré une douleur sourde et lancinante venant de ma blessure. J'ai beau être déjà épuisé, la journée n'est pas terminée. Dès que le matériel est à sa place, je refais le chemin en sens inverse, m'égarant par instant, tant le palais est immense. Quand je suis enfin dehors, j'inspire une grande goulée d'air, puis me mets en route. J'ai tellement soif que je donnerais mes pauvres vêtements contre une gorgée d'eau. N'y tenant plus et apercevant un puits sur le chemin menant à l'école, j'en profite pour remonter le seau pour me désaltérer, lorsque ma tête est plongée brutalement dans le contenant. Affolé, je me débats de mes maigres forces, me voyant déjà passer de l'autre côté et retrouver mes ancêtres avant l'heure, dont ma mère fait partie depuis un peu plus d’une décennie…
Mes poumons me brûlent, tellement l'eau s'y engouffre et y remplace l'oxygène nécessaire à ma survie. Ma paume râpe la pierre me donnant en plus une douleur cuisante. Dès que je suis relâché, je m'écroule sur la terre boueuse et crache autant que possible, entrecoupé d'une toux douloureuse.
— Aucun esclave n'a le droit de boire dans ce puits ou un autre !
Dès que je respire un peu mieux, l'espace d'une seconde, j'observe celui qui a manqué de me tuer pour un peu d'eau.
Le roi !
Mon corps se met à trembler en me souvenant de son « accueil ». Même s'il est aussi, voire plus, cruel que notre premier échange, il semble différent. Le tatouage marquant son visage n'est plus. Est-il possible de l'effacer ? Est-ce un simple dessin pour attirer l'attention ?
— La prochaine fois, je ne m'arrêterai pas ! Est-ce clair !?
J'acquiesce à ce rappel à l'ordre, sans oublier la révérence et le respect en l'appelant « maître ».
Le soulagement m'étreint une nouvelle fois en le voyant s'éloigner, c'est à ce moment que je serre les dents. Ma paume me brûle et du sang s'écoule d'une plaie pas très jolie. J'arrache un morceau de mon haut pour l'entourer afin de stopper le saignement, seulement celui-ci se retrouve rapidement trempé, ne me laissant pas le choix que de le changer.
Voyant le contremaître au loin, venir dans ma direction, je me presse de partir, oubliant sur place le premier bandage imbibé de sang. C'est avec ma gorge et ma poitrine toujours en feu que je rejoins le petit bâtiment monté de pierres brutes et sans fioritures. Comme pour les appartements de la reine, je découvre un débarras où est disposé l'attirail prévu pour le ménage. Je m'en empare, puis, en pivotant, remarque tout au bout du couloir un Elfe dont le visage ne m'est pas inconnu. Pourtant j'ai beau fouiller ma mémoire, impossible de me souvenir.
Ayant déjà eu ma part de malheur pour au moins les deux prochaines semaines, je décide de laisser tomber et m'agenouille pour récurer les sols.
Je sens que ma vie, dans cet endroit, s'annonce des plus compliquées…

La Prophétie - Tome 1 - Les Quatres RoyaumesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant