Chapitre I - Premier jet

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    1885, Londres.

    Beaucoup de personnes pensaient que loup-garou ne pouvait rimer avec raffinement et élégance. Si leur raisonnement était juste sur le plan phonétique, il l'était beaucoup moins si l'on s'intéressait à l'image des loups-garous. Ainsi, même si je faisais partie de ces créatures, que mon âge atteindrait les quatre-vingt-six ans en automne et que mes cheveux flamboyaient d'un auburn resplendissant, je m'efforçais de prouver à tous ces ignorants que je pouvais me montrer aussi civilisée et gracieuse que ma nature le permettait.

    Des efforts qui seraient vain si notre prochain alpha se révélait aussi grossier et obtus que certains membres de la meute.

    J'époussetai une nouvelle fois ma robe et vérifiai que mon chignon élaboré n'était pas défait. Des préoccupations bien inutiles, selon mes semblables. Je frissonnai en apercevant la barbe négligée et mal coupée de Sir Albert Coalman, les gilets froissés de Mr. Twain et Mr. Miller, ainsi que les chevelures détachées – quelle horreur !! – des deux sœurs Vinson. Si mon âme avait été plus sensible, je me serais évanouie sur le champ.

    Heureusement, j'avais l'habitude de tels écarts vestimentaires et leur vue m'était donc plus supportable. Cela ne voulait toutefois pas dire qu'une partie de mon cerveau, attachée au protocole et à l'étiquette, ne criait pas sa frustration à plein poumon. Je la calmai en me tournant vers Mr. Gilson et appréciai sa redingote chamois foncé, à la coupe parfaite et même équipée de boutons en argent gravé, et sa moustache affreusement soignée.

    Ce dernier, remarquant mon malaise, m'adressa un sourire malicieux et me glissa à voix basse :

  - Je viens tout juste de mettre la main sur des macarons de Nancy. Que diriez-vous d'en déguster avec une tasse d'un excellent thé ?

    J'en oubliai aussitôt tous mes soucis et le remerciai chaleureusement. Mr. Robert Gilson venait d'Écosse, le paradis sur terre pour les loups-garous, et le climat des Highlands avait façonné son corps en une forteresse de muscles bien trop imposante pour un Londonien. Pour compenser cette silhouette scandaleuse, l'homme avait entrepris de longues années à comprendre et déchiffrer la société, jusqu'à pouvoir l'imiter avec un zèle à tout épreuve. Il était ainsi devenu avec moi l'un de ces « chiens de la Reine », comme nous désignaient avec moquerie certains membres de la meute.

  Si seulement ces imbéciles se rendaient compte d'à quel point nous sommes indispensables à leur existence...

    Tout à coup, un domestique ouvrit les lourdes doubles portes et, dans un signe de soumission, montra sa gorge à tous les prédateurs présents. C'était là la base fondamentale que nous enseignions à tout humain qui travaillait pour nous. Comme certains finiront par rejoindre nos rangs, nous leur apprenions très tôt ce qu'était la hiérarchie, comment la respecter et tout ce qu'il fallait savoir pour survivre le plus longtemps parmi nous.

    Derrière lui, le nouvel alpha entra. Son odeur puissante ne permettait aucune erreur. Comme nous l'imposait notre nature, nous posâmes tous un genou à terre, tête baissée, en deux haies dociles. Je pestai intérieurement de devoir salir ma toilette bleu nuit, dont un magnifique tissu en dentelle recouvrait la jupe, mais n'en laissai rien paraître. Je concentrai plutôt mes efforts à me rappeler qu'un excellent thé m'attendrait après et que je pourrais retourner à mes activités.

    Comme le voulait la tradition, à chaque fois que notre chef tout nouvellement nommé s'arrêtait à côté de chaque membre de la meute, ce dernier déclinait son identité et son rôle au sein du domaine. Il en fut ainsi pour Sir Albert Coalman, Mr. Twain, Mr. Miller, Miss Vinson et Miss Jane Vinson, ainsi que pour les membres moins importants

Le voleur d'âmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant