#3 - Béa

208 36 1
                                    

Je descends du bus, mes talons qui claquent contre le béton, en remerciant le chauffeur. Puis mes yeux fouillent l'arrêt de bus et je tire sur mes collants après m'être assurée que les autres s'éloignaient. Un soupir passe mes lèvres et je remonte mon sac sur mon épaule avant d'en tirer les clefs de l'immeuble, mes pieds qui m'y amènent déjà. Un automatisme, comme à chaque fois que je dois rentrer.

Ouvrir la porte de l'appartement, sourire à mes colocs, puis sentir mon cœur se serrer quand il manque un regard, une personne. Même après un an et demi, il m'arrive encore d'oublier que Yan ne sera pas là, lorsque je passerai le pas de la porte. 

On répète constamment que le temps guérit les blessures, qu'il cicatrise les plaies, qu'il referme le trou béant dans nos poitrines. Mais c'est juste du foutage de gueule. Le trou s'est agrandi, il m'a emporté dans une chute longue, douloureuse et je me suis écroulée pendant des semaines. La vérité m'a broyée de l'intérieur et je n'arrivais pas à l'affronter, à y croire. C'était impossible que Yan soit parti sans me le dire, sans m'avouer qu'il m'aimait. 

Je n'aurai pas dû l'apprendre, mais c'est tout de même arrivé. Khaleb en parlait avec Ash sur notre petite terrasse, sauf qu'ils n'ont jamais su être discrets. Et j'ai entendu distinctement les mots de Khaleb, qui m'ont fait lâcher mon verre. Il s'est éclaté au sol, en même temps que mon coeur. Le reste, je m'en souviens à peine : ma porte qui claque à leur visage, la clef qui tourne dans la serrure, mes larmes, ma souffrance, les cris qui ne voulaient pas sortir. 

Je suis restée enfermée deux jours. Puis Ryan a défoncé ma porte. En boule dans mon lit, je m'y attendais, parce qu'il cognait déjà dessus en m'ordonnant d'ouvrir. Mais je ne pouvais pas, je ne voulais pas. Il a toujours eu les mots qu'il fallait, pour nous faire comprendre que notre douleur était justifiée, mais que Yan souhaitait notre bonheur. Et là, je ne voulais rien entendre. Je désirais juste qu'on me laisse pleurer, qu'on me laisse regretter. Je ne partageais peut-être pas les sentiments de Yan mais je n'étais pas idiote au point de croire qu'il n'avait pas souffert, de garder les siens pour lui. Se taire, enfouir ça au plus profond parce qu'il savait qu'il ne pourrait pas le vivre. 

Ryan n'a rien voulu savoir, lui. Il est entré, m'a dévisagé puis il a refermé la porte au nez de Maé. Il est ensuite venu dans mon lit, tout aussi triste que moi, et j'ai éclaté en larmes quand il m'a prise dans ses bras. Allongée, en boule contre lui, tout a explosé dans ma tête et il n'a pas parlé. Pas un mot. Pas cette fois-là. Il a simplement pris ma peine, l'a écouté, l'a étreinte. On a dormi ensemble, première et unique fois, et le lendemain, on était plus que tous les deux dans l'appartement. Il nous a préparé deux cafés avant de me parler. Et de me faire parler. 

Je passe ma main sous mes lunettes et essuie ma joue alors que j'entre dans l'ascenseur en enfonçant le bouton du quatrième étage. Ryan m'a vraiment permise de sortir la tête de l'eau à ce moment-là. Je ne sais pas pourquoi c'est lui qui a autant pris soin de nos sentiments, qui a porté la lourdeur de cette tâche, avec chacun d'entre nous, mais il l'a fait. Dès qu'on flanchait, il arrivait. Il a sûrement sauvé notre famille, alors qu'il subissait une quatrième perte. Ses parents, Hakan, puis Yan... ça aurait dû être trop mais Ryan nous avait aussi. On s'est reposé sur lui, et il a appris à faire pareil. 

Je tourne la clef dans la serrure et ouvre la porte avant de fermer les yeux, d'inspirer et de les rouvrir. Maé, un casque sur les oreilles, est assise à table et révise toujours. Aucun bruit dans le reste des pièces : Ash et Daenis ont dû partir plus tôt. Je dépose doucement mon sac au sol, retire mes chaussures et soupire de bien-être en retrouvant le sol. 

- Ca a été, ta journée ? 

- Aussi longue que les autres, je marmonne en retirant mes collants. Et toi ? 

Jeu de soirée [édité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant