Beyond Memory

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Les néons publicitaires jettent leurs reflets violets sur la ville. Les gratte-ciels et leur myriade d'étoiles artificielles se découpent dans le ciel d'encre, remplaçant la Voie Lactée. Loin, de plus en plus loin.

Charon n'en a cure. Il laisse la beauté du paysage nocturne à ses passagers. C'est la dernière chose qu'ils voient de leur ancienne vie, avant que l'Autoroute du Styx ne les emmène loin, loin d'ici. Hades City sera désormais leur quotidien.

Tous finissent par aller à Hades City, qu'ils aient été riches ou fauchés comme les blés, vieux ou nourrissons, qu'ils aient fait le mal ou le bien dans leur vie. Peu importe pour Charon tant qu'ils le payent. Chaque nuit, la file d'attente s'allonge. Beaucoup quittent la ville pour Hades City mais peu le font de leur plein gré.


Le reflet doré qui s'échappe de la main de sa passagère du jour - ou plutôt de la nuit - n'échappe pas au regard de Charon. La jeune femme lui tend l'obole d'un geste mécanique. Charon agrippe l'argent de ses doigts pâles, le contact du métal encore tiède sur sa paume le réchauffe un instant, avant qu'il n'escamote la pièce dans son porte-feuille, avec toutes les autres. Il lui ouvre la porte de son taxi. C'est fou comme une simple obole peut vous mener loin.

Sous son veston en cuir noir, un débardeur blanc. Un jean élimé bleu comme ses yeux et des cheveux blonds ondulés aux épaules. Cette fille a tout d'une rockeuse mais deux détails insolites attirent l'œil du nocher : Un anneau doré à son annulaire gauche et un foulard rouge sang noué avec soin à son cou. Sans avoir l'air de comprendre ce qui lui arrive, elle s'installe sur la banquette arrière. Charon, silencieux, s'installe au volant de sa voiture et démarre sa course.


Il prend la première bretelle avant d'entrer sur l'Autoroute du Styx. C'est là qu'il use ses pneus depuis des temps immémoriaux. Une voix se fait entendre à l'arrière.

– Excusez-moi, chauffeur, pourriez-vous mettre de la musique ?


Le conducteur grogne son assentiment. Sans quitter la route de ses yeux de braise, il présente une cassette à un lecteur qui la happe avec avidité. Seule vieillerie dans son taxi moderne, ce lecteur cassette accompagne Charon depuis cinquante ans. Son patron a les moyens de le faire changer par une autoradio moderne mais le temps, l'envie lui manquent et Charon n'est pas du genre à réclamer.


La musique démarre et la femme fait un commentaire :

– De la synthwave ? Je n'aurais pas cru qu'un homme comme vous puisse écouter un tel style. Ne pensez pas que je juge. Non, non, la musique est faite pour se faire plaisir et tant pis pour ceux que ça dérange. C'est juste... inattendu.

Charon ne répond pas. « Inattendu »... Un terme des plus appropriés. Bien peu sont prêts lorsqu'il faut se rendre à Hades City.


Le taxi noir continue de filer, de filer, et bientôt la ville n'est plus qu'un minuscule point lumineux à l'horizon. Il n'y a personne sur les routes à cette heure-ci. La passagère pousse un soupir après avoir regardé la ville une dernière fois.

– Je me demande ce que fait mon petit ami. Je devrais dire « mari » mais nous sommes mariés depuis si peu que ça ne sonne pas naturel, ajoute-t-elle en touchant son alliance. C'est un vrai romantique, vous savez. Il m'a fait sa déclaration en chanson. C'est un musicien célèbre dans la ville, tout le monde l'adore.

Elle lâche un rire léger, amusée par ses propres souvenirs. Charon, lui, ne rit pas, jamais.

– Je suis plutôt rock, mais quand il a commencé à jouer ce morceau sur sa guitare, comment dire - j'ai tout de suite su que lui et moi, c'était à la vie à la mort. J'ai toujours eu un faible pour la folk, c'était inévitable que je tombe amoureuse de lui. Il était...

Elle ne finit pas sa phrase, comme si l'évidence venait de la frapper : elle ne le reverra plus. Une larme solitaire roule sur sa joue, laissant un sillon luisant sur sa peau d'ivoire. La synthwave occupe l'espace laissé par le silence soudain de la passagère et le mutisme du chauffeur. Charon a l'habitude des passagers comme elle. En général, ils retrouvent la mémoire d'un seul coup. C'est brutal, même pour les esprits les plus endurcis.

Heureusement, le trajet n'est plus très long jusqu'à Hades City.


– Ça me revient maintenant, murmure-t-elle.

Elle semble avoir complètement oublié la présence du conducteur, ou n'en a rien à faire.

– Pourquoi faut-il que les malheurs viennent toujours recouvrir la musique de la vie ?

Charon n'a pas de réponse à donner. Il n'est qu'un simple conducteur de taxi qui roule sur l'Autoroute du Styx.

– Nous étions si heureux, mais les paparazzis se sont jetés sur notre mariage comme des vautours. « Orphée se marie. Tout sur sa femme, la discrète Eurydice ! » Et le pire dans tout ça, c'est que ce n'est pas lui qui en a souffert. C'est moi. Un admirateur secret jaloux. J'étais sortie prendre l'air en attendant qu'Orphée finisse de signer ses autographes. C'était une petite bourgade de campagne, les célébrités qui passent chez eux ne sont pas monnaie courante alors ils en profitaient. Qui peut les blâmer ? C'est là qu'Aristée m'est tombé dessus.

La voix d'Eurydice tremble sans s'éteindre. Elle continue :

– J'ai voulu lui échapper, j'ai couru tout en appelant Orphée à l'aide mais il ne m'entendait pas avec toute la musique.

Charon voit enfin la sortie vers Hades City. Il faudra bientôt quitter l'Autoroute du Styx.

– Et c'est là que j'ai trébuché, dans les hautes herbes. Aristée m'aurait rattrapé si le destin n'en avait pas décidé autrement.

Elle tire sur son foulard rouge sang, dévoilant son cou.

– Vous voyez les deux piqûres sur ma chair ?

Charon les voit bien dans son rétroviseur, et il voit aussi les veines noires qui partent de la plaie. Vilaines blessures que celles par empoisonnement.


Eurydice remet son foulard en place sans véritablement regagner conscience. Elle est passée des limbes de l'esprit aux limbes du souvenir. Tant mieux pour Charon, ceux comme elle ne font pas d'histoire pour sortir du taxi une fois arrivés à Hades City. Il faut juste les pousser un peu.


Ils arrivent à destination. Le taxi noir se gare sur le côté de la route et la passagère descend sur le trottoir, encore hagarde. Il lui faudra du temps pour se remettre du choc mémoriel. Heureusement, Hades City lui laissera tout le temps qu'il lui faudra.


Sans un mot d'au-revoir, sans un encouragement, Charon redémarre et entame le voyage en sens inverse, à bord de son taxi noir et au son de la synthwave en cassette.


Highway to HellOù les histoires vivent. Découvrez maintenant