Audi Famam Illius

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La soirée est déjà bien avancée et le trottoir où se pressent ceux qui attendent le retour du taxi noir est déjà bondé. Il y a des mères, des époux, les vaines ombres des héros magnanimes délivrés de la ville, des enfants, des adolescentes et des jeunes gens brisés dans leur fulgurante ascension ; aussi nombreux que les feuilles qui tombent dans les forêts aux premiers froids de l'automne, ou que les néons qui tapissent la ville de leurs reflets irisés.


Cette nuit, Charon sent qu'une des personnes qui attend sur le trottoir n'est pas comme les autres. De ses yeux brûlants, il scrute la foule  à la recherche de l'intrus jusqu'à tomber sur une tête rousse. Il a trouvé son homme. Ce dernier, ayant aussi remarqué qu'il avait attiré l'attention du chauffeur, s'avance.


– J'ai besoin de vous et de votre taxi pour aller rendre visite à mon père qui est à Hades City.


Charon examine ce personnage à l'accent singulier. Sa tenue semble être taillée pour le confort du voyage plus que pour le luxe des réceptions sans pour autant verser dans les frusques de vagabond. Sa chevelure rousse est un peu trop flamboyante pour être celle d'un simple mortel et sa barbe, plus courte que longue, lui donne un air d'aventurier . Mais ce n'est pas ça qui dérange Charon. Non, c'est l'aura qu'il dégage : la même qu'Orphée, la mélancolie accablante en moins.

D'un grognement, le noir nocher signifie qu'il ne veut pas le prendre. Hades City n'a pas appelé cet homme.


C'est alors qu'un femme apparaît de derrière le rouquin. Elle est jeune, peut-être la vingtaine, son accoutrement drapé assorti de lunettes et le lourd tome sous son bras indiquent une formation érudite. Sa folle chevelure brune tente de s'échapper d'un chignon retenu par un crayon jaune et noir.

– Excusez-moi Ô Charon, rude conducteur du char stygien. Je suis Déiphobé, sibylle, aux ordres d'Apollon, et voici Énée, fils d'Aphrodite et d'Anchise, illustre par sa piété et ses hauts-faits.


Charon roule des yeux en entendant le titre ronflant que lui donne cette jeunette adepte du jargon administratif. Sans être décontenancée, elle continue :

– Si le spectacle de la piété ne vous émeut pas, reconnaissez du moins ce rameau.


Ce faisant, elle découvre un rameau luisant d'or. Derrière ses lunettes aux verres violets, Charon écarquille les yeux. Il veut le toucher mais Enée s'interpose.

– Pas avant que vous ayez accepté de nous amener à Hades City.

Pour un tel présent, Charon leur ferait faire le grand tour avec caviar et champagne, s'il avait le temps. Il hoche la tête, essayant de contenir son enthousiasme.


Les deux clients irréguliers prennent place à l'arrière du taxi tandis que le conducteur admire son présent merveilleux, ce rameau qu'il revoit après si longtemps. Si les oboles réchauffent sa paume, cette palme réchauffe son cœur.


Le taxi démarre en trombe, la synthwave bat l'asphalte et la brise de minuit est raffinée par la ventilation de la voiture. Contrairement aux autres, ces deux passagers n'ont pas besoin de faire semblant que Charon leur répondra, ils discutent entre eux de la suite de leur voyage.


– Souviens-toi, Enée, tu vas à Hades City pour interroger ton père. Ne te laisse pas distraire.

– Je sais, répond-t-il avec son accent qui aime chanter certains mots. Je me demande simplement qui je croiserai là-bas. Beaucoup de mes ennemis et de mes frères d'armes y sont sans doute.

– Et tu verras peut-être ta femme.

– Créuse... Ne t'inquiète pas, Déiphobé, je saurai respecter la volonté des dieux. Je n'appartiens pas à Hades City. On ne peut pas ramener ceux qui sont perdus.


Charon qui écoute leur discussion d'une oreille distraite, est obligé de constater que la sibylle n'a pas menti : cet Énée a la foi. Orphée aurait dû en prendre de la graine.


Le paysage défile à la lumière blafarde des lampadaires tandis qu'Énée interroge la sibylle plus avant :

– Comment passerons-nous la garde de Cerbère ?

– Selon les instructions d'Apollon, ce chien a une faiblesse : son ventre.

– Son ventre ? Je croyais que nous n'aurions pas besoin de tirer les armes.

– C'est le cas. Nous lui jetterons une boulette de viande truffée de somnifères. Ça devrait faire l'affaire. 

– « Devrait » ? Tu es une oracle aux ordres d'un dieu divinatoire. J'aurais espéré un peu plus de certitudes.

– Écoute, d'habitude j'ai des prêtres pour m'aider à déchiffrer les prophéties de ce beau bestiau, se défend la jeune sybille en tapotant la couverture rouge de l'énorme tome, alors désolé si c'est pas aussi précis que tu voudrais, fils d'Aphrodite.


Mouvement de tête concessif de la part d'Énée.

– Et ensuite ?

– Apollon m'a donné une carte de Hades City. Les Champs Élysées où se trouve ton père ne sont exactement la porte à côté.


Ce héros a décidément des connexions avec les plus grands, pense Charon. Les cartes de Hades City sont rares et leurs possesseurs ne sont pas prêteurs, encore moins pour des usages aussi égoïstes que d'aller voir son père, à moins qu'Énée ne porte avec lui le destin de quelque chose de plus grand.


– Je te fais confiance, Déiphobé. Jusqu'ici, le message de mon père qui me disait de venir te voir pour aller à Hades City s'est révélé judicieux.

– Bien sûr qu'il l'est. Tu as oublié qui je suis, qui parle à travers mon livre ?

– Non bien sûr. Je respecte beaucoup Apollon. Après tout, il s'est rangé du côté des Troyens.


Alors qu'il voit les sombres silhouettes éthérées des immeubles de Hades City se profiler à l'horizon, Charon se dit que ces deux aventuriers ne sont pas au bout de leurs peines. Beaucoup de ceux qui arrivent à la Ville sans retour ne sont plus que des ombres de leur grandeur, perdus dans les limbes de leurs souvenirs.


Le taxi s'arrête, ils sont arrivés.

– On y est. Prêt pour les grandes retrouvailles avec ton père ?

– Vu tout ce que j'ai dû sacrifier pour arriver jusqu'ici, il y a plutôt intérêt.

Charon ne rendra pas le rameau d'or, si c'est ce à quoi le héros fait référence. Un marché est un marché.


Les deux passagers descendent du véhicule. Après avoir salué le conducteur qui fait l'effort de rendre le salut, ils entament leur voyage à travers Hades City.


Quant à Charon, il reprend l'Autoroute du Styx en sens inverse, le cœur gonflé de souvenirs par le rameau d'or.

Highway to HellOù les histoires vivent. Découvrez maintenant