Hellraiser

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Comme toutes les villes, Anopolis n'est pas exempte de dangers. Dans ses ruelles les plus sombres, dans ses night-clubs les plus flamboyants, même au sommet de ses tours où les grandes entreprises ont leurs quartiers, des entités diablement monstrueuses attendent leur prochaine victime . Mais heureusement, Anopolis est aussi une cité de héros qui chassent ces menaces, quand ils n'en font pas partie.


Charon revient de Hades City. La nuit est encore jeune et déjà le trottoir est noir de monde. Pourtant, une figure imposante s'en détache, les dépassant tous d'une généreuse tête. Admiration et crainte entourent cette armoire à glace qui est un mélange improbable et pourtant harmonieux d'une batte de base-ball qui a déjà goûté au sang, d'une flanelle de bûcheron sous laquelle jouent des muscles puissants et d'une chapka qui, venant se confondre avec la toison épaisse de sa barbe brune, lui donne un air quasi bestial.


Charon gare avec prudence son taxi à côté du trottoir éclairé par les néons publicitaires.

– Hep, chauffeur.

Ces deux mots, prononcés sur le ton de la menace tranquille, Charon ne les sent pas mais alors pas du tout. C'est évident que cet homme n'est pas venu ici pour sucrer des fraises ou alors elles ont intérêt à être bonnes.

Et puis, il sait ce que lui veulent les types dans son genre : outrepasser leur droit pour aller à Hades City alors qu'ils n'ont rien à faire là-bas. Il se réfugie derrière l'opacité de ses lunettes aux verres violets.

– Eh, je te cause, reprend le baraqué.

Toujours pas de réponse. Les phalanges autour de sa batte deviennent blanches et Charon voit le coup arriver trop tard. Ping ! Son rétroviseur extérieur vole dans les airs avant de retomber sur le pavé.

– C'est bon là, j'ai ton attention ?

Certainement. Charon dégrafe sa ceinture de sécurité et ouvre sa portière, bien décidé à repousser ce malappris hors de son trottoir.

– Je veux juste aller à Hades City, dit la brute.

D'un énergique signe du pouce, Charon lui demande de circuler. La violence ne résoudra pas ses problèmes.

Mais l'autre n'est pas de cet avis. Le premier coup de batte – un estoc au ventre vicieux et sommaire – plie Charon en deux et il ne voit pas arriver le coup suivant – un uppercut qui le cueille à la mâchoire. Il tombe sur le pavé, sonné.

La brute s'acharne sur le chauffeur recroquevillé et lorsqu'il est lassé de frapper un homme à terre, il dirige son pas colérique vers le taxi noir, posant l'extrémité de sa batte sur le pare-brise.


– Je te le redemande poliment : Amène-moi à Hades City ou je fais morfler ta caisse.


Charon n'a pas le temps de réfléchir que le premier coup de batte s'abat sur le pare-brise, le fissurant. Alors que l'homme va pour abattre son gourdin une deuxième fois, Charon tend une main suppliante pour lui faire signe d'arrêter. Il a gagné : le chauffeur l'amènera à Hades City.


Le sans-gêne, ne s'acquittant même pas d'une obole, s'assoit à l'avant, une entorse flagrante au protocole.

– Bon, tu t'amène ou bien ? crie-t-il à Charon.


Le conducteur se relève avec difficulté et claudique jusqu'à son volant. Sa mâchoire le lance atrocement, un de ses yeux commence à tourner au beurre noir, et il est certain d'avoir plusieurs côtes cassées. Cela faisait une éternité qu'il n'avait pas ressenti une telle douleur physique.


Il démarre le taxi avec difficulté tandis que son passager, coude à la portière, se met à l'aise à la place du mort.

– Cette fissure ajoute du caractère à ta caisse. J'ai pas raison ?

Charon est encore plus muet que d'habitude.

– T'as raison : économise ta salive, surtout après tout ce que je t'ai mis.


L'homme allume une cigarette et souffle sa fumée à travers la vitre.

– Comprends-moi : je n'ai rien contre toi en particulier. J'ai juste un job à accomplir à Hades City et j'ai déjà les boules parce que ça ne faisait pas partie du deal initial avec mon enfoiré de cousin.

Ça ne soignera pas ses côtes, pense Charon. Il n'a plus qu'à serrer les dents en espérant ne pas empirer les choses.


– Pas possible : t'as un lecteur cassette ! s'exclame l'autre. Attends, je vais mettre de la musique.


Le lecteur est vide, la cassette est dans la boite à gant. Charon se tend. Quelles sont les chances qu'une brute épaisse comme lui aime la synthwave ?

L'homme trouve la cassette et l'insère dans le lecteur mais au lieu de la synthwave harmonieuse, c'est un grésillement inquiétant qui retentit.

– J'ai dû faire une mauvaise manip'. Je réessaye.

Les grosses mains pleines de doigts du barbu appuient frénétiquement sur le bouton eject du lecteur, avec pour seul résultat d'amplifier les grésillements.


– Ça ne marche pas. Je vais la retirer à la main.

Charon n'a pas le temps de lui dire de ne pas forcer que le rustre a arraché la cassette du lecteur, se retrouvant avec un bout de plastique fendu relié au lecteur par une bande magnétique complètement froissée. D'un dernier coup sec et dans un craquement sonore, il rompt ce délicat cordon ombilical, broyant la cassette sous la pression de sa poigne herculéenne.


Les mots ne suffisent pas à décrire l'horreur qui se saisit de Charon à cette vue. Son passager gratte son sourcil épais, ne sachant pas quoi faire des débris dans sa main.

– C'est fragile ce truc, encore plus que les deux serpents que j'ai étouffés lorsque j'étais qu'un moutard. Désolé mon gars. J'espère que t'en as d'autres.

Non, c'était la seule, et elle était irremplaçable. Charon contient sa rage. Hades City n'est plus très loin.


– Je t'aurais bien proposé de remplacer l'autoradio, dit le passager en balançant les débris de la cassette par la fenêtre, mais je suis pas très doué avec la musique. Mon prof de guitare en est mort, c'est pour te dire. Mais rassure-toi : ses leçons n'ont pas été perdues. Tu savais que les piafs du Lac Stymphale ne supportent pas le power metal à fond les amplis ? Je pourrais continuer sur des kilomètres et des kilomètres avec tout ce que j'ai fait pour ce connard d'Eurysthée mais après le clebs d'Hades, j'en aurais fini pour de bon avec ces Travaux à la con.


Entre cette montagne de muscles et Cerbère, Charon n'est pas sûr de qui l'emporterait. Juste parce que ce bourrin a bousillé sa cassette et son pare-brise, il a envie de miser sa pièce sur le molosse.

De toute façon, pas sûr que le patron laisse le match se faire, des fois que le challenger gagne.


Le taxi s'arrête dans un crissement de pneus. Ils sont arrivés à destination.

– Merci pour la promenade, surtout ! Et encore désolé pour ta cassette, dit l'homme en ouvrant sa portière et balançant son mégot d'une pichenette.

Charon est soulagé de le voir quitter sa voiture, batte sur l'épaule. Puis il se remet en route.


Et ce lecteur cassette qui reste muet.

Highway to HellOù les histoires vivent. Découvrez maintenant