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Une ville de trottoirs animés, de gratte-ciels d'ivoire, avec ses feux tricolores et ses néons violets. Cette ville où marchent les dieux et leurs descendants au milieu des simples mortels. Pourtant, Hades City n'est jamais aussi loin qu'on le croit, tant qu'on a de quoi payer la course sur l'Autoroute du Styx.


Le taxi noir se gare sur le le bas-côté sous les regards brillants d'envie. Charon est au volant. Fraîchement revenu de ses vacances avec Hermès, il a repris son travail et doit avouer que sa remplaçante a fait du bon boulot. Son seul regret c'est qu'il n'a toujours pas de nouvelle cassette. Peut-être qu'Hermès a raison après tout, il est peut-être temps de se moderniser.


Encore une. Cette présence. De qui s'agit-t-il cette fois ? Charon balaie la foule du regard mais ne trouve personne se détachant par sa crinière rousse ou sa stature imposante.


Une jeune femme s'avance. Sa robe se termine en lambeaux et en taches de boue, ses pieds nus sont noircis par la saleté de la route et sa longue chevelure châtain est toute filasse. Ses joues sont tachées de suie sauf là où les larmes ont coulé. Pourtant, il est indéniable qu'elle est belle. La couche de crasse n'arrive pas à masquer les proportions parfaites de son visage, l'harmonie de ses courbes et le blanc ivoire de ses mains délicates. Et Il y a quelque chose d'autre. Charon hume l'air, et perçoit un parfum ténu de rose et de myrte.


– Bonsoir Monsieur, commence-t-elle d'une voix douce.

Déstabilisée par le silence qui sert de réponse à Charon, elle continue d'une voix incertaine:

– Je dois me rendre à Hades City pour récupérer la boîte à maquillage de Perséphone.


Cela ne change rien au problème. Elle reste une irrégulière. Une lueur dorée au creux de sa main interpelle le conducteur. Prenant conscience de ce qu'il regarde, la jeune femme tend l'obole.

– J'ai de quoi vous payer.

L'obole qui réchauffe les paumes n'accepte que ceux qui sont mûrs pour Hades City. Comment s'en est-elle procurée une ? Entre l'obole et le parfum, ça fait beaucoup de coïncidences. Si elle est effectivement envoyée par qui il pense, Charon ferait une grave faute professionnelle en refusant de la prendre à son bord.


Il tend la main pour réclamer l'obole. A son contact, la pièce vibre légèrement, engourdissant la paume de Charon. Plus de doute possible : cette obole est passée par les mains d'un dieu ou d'une déesse. Charon, convaincu, fait signe à la jeune femme de monter. Celle-ci, visiblement soulagée, ne se fait pas prier.


Le taxi se dirige sans retard vers l'Autoroute du Styx, dernière étape avant la Ville sans retour. Peu importe à quel point il s'en éloigne, Charon reste attaché à ce long rouleau d'asphalte qui fait la jonction entre le bleu aigue-marine de Hades City et le violet améthyste d'Anopolis.


– Merci d'avoir accepté de me prendre dans votre taxi, Monsieur Charon. Je sais que vous ne prenez pas les gens comme moi d'habitude mais comprenez : c'est une déesse en personne qui m'a ordonné d'y aller.


L'humilité de cette jeune femme fait plaisir à entendre. Surtout ces derniers temps où Charon n'a pas grand-chose à écouter à part la météo d'Anopolis. La passagère ajoute :


– C'est vrai qu'elle aurait pu me donner une dérogation écrite mais ce serait bien la première fois que cette mégère me rend la vie facile.


Le taxi continue de filer sur la route sombre tandis que la jeune femme raconte ses malheurs à un conducteur plus muet qu'une tombe :


– Ce n'est pas facile d'elle belle. Non mais c'est vrai : tout le monde vous met sur un piédestal et bonne chance pour trouver quelqu'un qui vous aime pour autre chose que votre maquillage. Et voilà qu'Aphrodite s'en mêle, tout ça parce qu'elle n'a plus autant la cote qu'avant. Quand on y pense, c'est un peu Blanche Neige, sauf que je sors avec le chasseur. Mouais, en fait non, c'est plutôt La Belle et la Bête vu que je me suis retrouvée enfermée dans une villa splendide tenue par un type à l'apparence douteuse.

Cette jolie fille a l'air de connaître ses classiques. Charon se demande si elle va aussi lui chanter les chansons.

– Enfin je dis douteuse mais en fait je n'en savais rien. Il était invisible lorsqu'il rentrait le soir, littéralement. Mais je m'étale et je dois vous embêter avec ma vie personnelle. Désolé.


Ça fait partie du travail de faire semblant d'écouter, au moins jusqu'à Hades City.


– Mais juste pour finir mon histoire, reprend la passagère qui n'a pas l'air si désolée que ça finalement, il s'est avéré que mon petit ami était Éros en personne, fils de la déesse qui ne peut pas me voir en photo, qu'il a rompu avec moi après que j'ai découvert son identité mais qu'il regrette et sa mère m'impose quatre tâches pour pouvoir le revoir.


Charon a connu des personnes en partance pour Hades City tenir des discours plus cohérents qu'elle alors même qu'elles avaient la mémoire défaillante. Mais elles n'étaient pas aussi polies.


Il aperçoit la sortie pour la Ville sans retour. La jeune fille aussi.

– Où ai-je mis la galette au miel pour amadouer Cerbère ? Madame Perséphone a été assez gentille pour me dire quelles friandises son chien adorait, je ne veux pas la décevoir. Ah ! C'est bon, je l'ai trouvée. Pardon, ajoute-t-elle, un air contrit, à l'intention de Charon.


Il n'y a pas de mal.


En descendant sur le trottoir, la jeune femme remercie le chauffeur pour la course. Juste avant de disparaître dans les ténèbres, elle s'exclame :

– J'allais oublier : Madame Perséphone m'a demandé de vous donner ceci.

Elle sort un petit objet rectangulaire. Les yeux brillants de Charon brillent à la vue de ce qui ressemble à s'y méprendre à sa cassette.

– Elle a demandé à Héphaïstos d'en faire une qui soit compatible avec votre lecteur. Elle a choisi elle-même les morceaux, avec l'aide d'Apollon.

Charon s'empare de la cassette avec avidité et l'insère fébrilement dans le lecteur. La synthwave s'élève, un véritable délice à ses oreilles.

– Ça a l'air de vous faire plaisir, commente la jeune fille.


En fait, ça fait tellement plaisir à Charon qu'il va lui répondre. Il sent toujours ces choses-ci – qui sont tragiques d'ailleurs – mais garde sa bouche cousue.

– Merci. Félicitations pour le bébé.

La réponse de la jeune fille se fait par une succession d'expressions : incompréhension, réalisation, stupeur, rouge tomate aux joues. Apparemment, elle n'était pas au courant.


Après un salut enjoué de la main, elle disparaît dans Hades City tandis que Charon, heureux de retrouver sa synthwave en cassette, remercie mentalement Perséphone. Il espère que cette jeune femme réussira sa quête, quelle qu'elle soit.


Il reprend la route au son de sa nouvelle musique. Il est le nocher qui arpente l'Autoroute du Styx, amenant ceux qui quittent la ville des néons irisés pour Hades City. Certains sont des héros et des demi-dieux, d'autres y vont juste pour se refaire une vie, mais tous passent par ce taxi noir, son conducteur taciturne et la synthwave qu'il écoute.

Highway to HellOù les histoires vivent. Découvrez maintenant