Les lumières aigue-marine qui parcourent la ville sont particulièrement affadies ce soir et les silhouettes des imposantes barres d'immeubles de l'Erèbe sont encore plus sombres que d'habitude. Hades City pleure le départ de sa reine.
Quant à Charon, il a troqué son châle et son ample manteau noir contre une casquette à visière vernie une redingote et de chauffeur d'un anthracite à peine plus clair. Seuls restent ses verres violets et les blessures laissées par celui qui a détruit sa cassette.
Cette nuit, il ne conduit pas son taxi noir.
Garé devant la résidence des maîtres de la ville au volant d'une limousine au profil effilé, il attend sa passagère du jour. La voilà qui sort, tirant une valise à roulette derrière elle. Après avoir échangé un tendre câlin avec l'homme qui partage sa vie et la plupart de son temps, elle franchit le portail d'argent de la propriété.
– Bonsoir Charon ! Ou devrais-je dire bonjour ? Peut-être bonne nuit ? Ce n'est jamais évident de décider lorsque l'aube n'est plus très loin.
Le chauffeur répond par une inclination polie et muette – pas trop, certaines de ses côtes sont encore froissées– et met la valise de la femme dans le coffre. En chauffeur de limousine consciencieux, il lui tient la portière tandis qu'elle s'installe.
– Merci d'être toujours aussi serviable.
Pas de quoi. Cette course le change de son quotidien à avaler des kilomètres sur le bitume du Styx. Pour deux jours dans l'année, Charon peut faire un effort, sans compter que le patron a la haine tenace quand il s'agit de sa dame.
Il faut dire qu'elle se démarque par sa simple apparence. Même si elle est habillée à la mode locale, robe en velours noir onyx contrastée d'or par le collier offert par son mari, on voit à sa chevelure ondulée d'un châtain tirant sur le roux cascadant sur ses épaules qu'elle n'est pas d'ici. Son sac à main en macramé crème tissé de motifs amérindiens et les roses en bois de son serre-tête reflètent un goût plus personnel.
La plupart des déesses sont belles mais aucune n'est mignonne comme celle-là. Ses yeux noisettes rieurs et son nez mutin sont autant de signes de l'innocence enfantine qu'elle a gardée en elle.
Ses sourcils prennent un pli soucieux :
– Quelles sont ces marques sur ton visage ? Des coups ?
Charon acquiesce en silence.
– Un passager récalcitrant peut-être ? Cela ressemble à quelque chose qu'aurait pu faire Héraclès pour arriver ici. Ce garçon n'est pas le plus patient des hommes.
Ce fou furieux à la batte avait effectivement quelque chose de divin en lui. De toute façon, savoir qui a bousillé sa cassette ne la ramènera pas.
Charon s'installe au volant de la limousine et démarre sans prendre l'Autoroute du Styx car il ne se rend pas en ville où l'attendent tous ses clients réguliers. Non, direction la villa privée de Déméter en passant par les petites routes de campagne.
– Tu ne mets pas de musique ? s'enquiert sa maîtresse. Tu sais, cette synthwave si pittoresque que tu affectionnes tout particulièrement ?
– Je n'ai plus ma cassette, répond Charon d'une voix émoussée.
Il n'a pas envie d'en parler mais aujourd'hui est un jour spécial, il peut bien faire un effort. Et puis sa passagère n'est pas n'importe qui. D'habitude, une seule personne peut le rendre bavard mais cela fait longtemps que Charon ne l'a plus vue.
– Voilà qui est fâcheux. J'aimais bien cette musique, et je sais que tu tenais à cette cassette. Mon mari est trop exigeant avec toi, ajoute-t-elle, il devrais te laisser des congés, ne serait-ce que pour te laisser le temps de soigner ces bleus et aller remplacer ta cassette.
– Je crains que ce ne soit pas possible, Madame. C'était un modèle ancien. Et la foule pour Hades City n'attend personne.
Sans compter que seul ce modèle était compatible avec le lecteur cassette de son taxi. Sans parler de trouver de la synthwave dessus...
– C'est embêtant tout ça, résume la passagère comme si elle avait lu dans les pensées de Charon. J'aimerais beaucoup t'aider mais je dois déjà passer du temps avec ma mère. Je verrais ce que je peux faire.
Le paysage à travers la vitre sous ses yeux. Les arbres sortent de leur sommeil d'hiver, à part les petits malins à feuillage persistants.
– Elle se fait du mouron pour rien, ce n'est pas bon pour son cœur ni son travail. Ce n'est que quatre mois par an et ce n'est pas comme si mon mari était violent ou négligent, nom d'une tulipe ! Certes Hades City n'est pas verdoyante mais quand même.
Depuis qu'elle est reine à Hades City, elle a ajouté quelques touches de verdure ici et là, sous l'œil amoureux de son mari. Il paraît que leur jardin est le plus beau de la ville, selon la source toute à fait impartiale de la gazette locale dont Hadès est l'actionnaire majoritaire.
La villa n'est plus très loin. Au fur et à mesure qu'ils se rapprochent, la nature se fait moins froide. Charon manœuvre la limousine avec son talent habituel mais Hadès devrait peut-être songer à renvoyer son épouse dans un attelage plus maniable et qui fasse moins « mafia sicilienne ». Ça pourrait peut-être même assouplir les relations avec Déméter.
La passagère caresse l'alliance à son annulaire. De l'or 24 carat.
– Ah, c'était quelque chose de le voir, mon Hadès, débarquant sur sa grosse bécane avec son casque de moto tout noir. On aurait dit qu'il se rendait à un enterrement avec son costume guindé.
Elle pousse un de ces soupirs comme seuls les gens amoureux savent le faire.
– Je crois que ce qui m'a attiré chez lui, c'est cet air sérieux et timide. Ses techniques de dragues étaient vieillottes mais c'était mignon de le voir essayer de sortir de sa lugubre habituelle. Après, c'est vrai que vu de l'extérieur, ça avait l'air d'un kidnapping et la réaction de ma mère est compréhensible. Mais ce n'était pas une raison pour décider à ma place. Heureusement que j'ai mangé ces quelques pépins de grenade.
Pourtant, son visage s'illumine lorsqu'elle aperçoit le toit du manoir où l'attend sa mère. Le jardin de Déméter est magnifique, même dans son manteau d'hiver. La limousine se gare dans l'allée de graviers.
Alors que l'aurore plus qu'à quelques minutes, la lumière perce encore aux fenêtres. Comme chaque année, Déméter a veillé tard pour accueillir le retour de sa fille.
Perséphone insiste pour ouvrir elle-même sa portière.
– Merci d'avoir conduit, Charon. Et promis : je réfléchirai à ton problème de cassette.
Toujours la même inclination polie de la part du nocher.
Après le retour de Perséphone pour le printemps, Charon reprend les routes de campagne en sens inverse. Son travail habituel l'attend, la synthwave en moins.
Les nuits de travail vont être longues.
VOUS LISEZ
Highway to Hell
PrzygodoweUn taxi noir roule sur l'Autoroute du Styx. Sur sa banquette arrière, un passager en route pour une ville sans retour. Au volant, un chauffeur taciturne qui écoute des cassettes de synthwave. Nombreux sont ceux qui attendent leur tour dans ce véhicu...