A Cruel Angel's Thesis

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Le ciel indigo parcouru d'étincelles violettes veille sur la ville. Quelque part dans ce monde, il y a des soleils couchants éternels, d'un jaune presque blanc strié de mauve et juste avant il y a une route panoramiques sur la côte qui s'étend à l'infini, ne menant à rien d'autre que nos rêves. Charon aimerait bien y aller un jour.

Mais ce soir, il travaille encore et toujours. Les gens qui doivent aller à Hades City sont toujours plus nombreux et ils comptent sur lui et son taxi pour les y amener.


Ce soir, c'est un jeune homme, malingre dans son blouson d'aviateur en cuir noirci par la suie. Dans ses yeux bleus comme un ciel sans nuage on peut voir briller cette étincelle de folle bravade propre à la jeunesse qui croque la vie à pleines dents. Il joue distraitement avec son obole, la faisant danser entre les doigts d'une main, puis de l'autre. Il fait enfin sauter la pièce en comprimant sa paume avant de la rattraper au vol avec la même main. Après toutes ces acrobaties monétaires, il la donne enfin au chauffeur.

– Pas mal non ? Ça demande un peu d'entraînement mais ça vaut le coup pour épater la galerie aux soirées.

Charon répond par un grognement en escamotant la pièce dans son porte-feuille où elle tinte en se cognant aux autres.


Une fois ce passager installé sur la banquette arrière, le taxi peut enfin commencer sa course nocturne. L'Autoroute du Styx est déserte à cette heure de la nuit. Les lampadaires le long de la route passent en clignotant.

– Vous n'avez rien pour meubler ? Des anecdotes sur vos passagers ou Hades City par exemple. Je suis sûr que vous avez dû en voir des célébrités, des dieux par exemple.

Oui, Charon a vu quelques célébrités mais très peu de dieux. S'ils ne viennent pas de Hades City comme Nyx ou Thanatos, cette ville n'a que peu d'attrait pour eux. Ils préfèrent les néons de la ville ou le calme de leur villa. Des demi-dieux et des héros, par contre, sont plus courants. Certains ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes, d'autres font comme s'ils n'avaient jamais quitté la ville. Et en de rares occasions, Charon conduit l'escorte de dangereux criminels comme Sisyphe ou Tantale.


– Eh ben, vous n'êtes pas bavard pour un sou, constate le passager devant le silence du chauffeur aux yeux de braise. Dites-moi que vous avez au moins de la musique.

Ce dernier allume le lecteur cassette et la synthwave déploie ses ailes. L'autre a un commentaire propre aux gens de sa jeunesse :

– Vous avez pas quelque chose de plus actuel ? Même un opening d'anime, je prends. Neon Genesis Evangelion par exemple, c'est du lourd. Non ? Bon.


Charon continue de regarder la route au son de la synthwave. Le jeune émet une autre commentaire :

– Vous devriez vous tenir au courant des dernières modes de la ville, voyager un peu. Mon père dit toujours que les voyages forment la jeunesse. Enfin, c'était surtout pour me convaincre de l'accompagner à l'étranger dans son boulot. C'est un ingénieur de réputation mondiale.


Ce n'est pas le père de ce gamin qui a dit que les voyages forment la jeunesse, c'est Hermès mais Charon ne se sent pas la force de le corriger.

– Minos savait recevoir, ça c'est sûr, et Ariane était super mignonne mais mon père m'a dit qu'on ne sort pas avec la fille de son employeur, qu'il faut rester professionnel et ne surtout pas demander à sa cliente pourquoi elle a besoin d'une « réplique creuse de vache grandeur nature».

Tandis que la ville s'éloigne derrière le taxi, le passager s'accoude contre la vitre avec un sourire qui tourne un peu à l'amer.

– Mais c'était chouette comme voyage, jusqu'à ce que Minos pète un câble et nous enferme moi et le paternel dans le Labyrinthe. C'était cousu de fil blanc après la trahison d'Ariane vu que c'était mon père qui lui avait dévoilé le secret pour se repérer dans le Labyrinthe. Heureusement que le précédent locataire n'était plus là quand on a emménagé, sinon on serait morts.

Il soupire, amusé.

– Mais au moins, ça m'a donné assez de temps libre pour apprendre quelques tricks, comme celui avec la pièce.

Il regarde vers le ciel nocturne et sa lune à peine visible qui suit la voiture noire de loin .

– C'est là qu'on a décidé de s'enfuir. « Fini les commissions louches à l'étranger ! » qu'il a dit mais ce psychopathe de Minos contrôlait les routes et la mer alors mon père a décidé de construire des deltaplanes de fortune avec ce qu'il avait sous la main.

Charon regarde le panneau de sortie qui se profile à l'horizon tandis que son passager continue son récit :

– Évidemment, c'était pas aux normes mais il m'a assuré que c'était sans danger Ça ne l'a pas empêché d'attendre que je vérifie ses théories avant de me suivre dans les airs. Vieille crapule.

Il y a une pointe de tendresse dans cette dernière phrase, l'insolence de la jeunesse n'est apparemment pas totalement ingrate.

– Non mais franchement, il s'attendait à quoi en mettant un deltaplane entre les mains d'un fan d'aviation ? Que je suive sagement ses règles de « Pas trop bas ou le deltaplane ne pourra pas reprendre de l'altitude et pas trop haut ou la colle ne tiendra pas avec la chaleur » ? C'est un vrai boomer.

Charon retire ce qu'il vient de dire, il n'y a que l'insolence.

– J'ai voulu voir jusqu'où je pouvais aller.


Le jeune homme marque une pause, toute bravade dans son attitude envolée pour un bref instant. Charon quitte l'Autoroute du Styx alors que le silence est meublé par un envol lyrique de synthwave.


– J'ai bu la tasse pour toute une vie. J'ai attendu des jours perdu en mer avant qu'un chalutier ne me repêche. Son équipage pensait avoir attrapé une sirène dans leurs filets ! Désolé les gars, ce n'est qu'Icare fils de l'ingénieur Dédale, qui a joué la fille de l'air.

Il s'étire avant de fourrer les mains dans son blouson noirci.

– Bah, tout ça c'est du passé. Je vais me refaire une vie à Hades City et je montrerai à mon père que je n'ai pas besoin de lui pour réussir.

Charon sait que ce ne sera pas facile mais il faut bien que jeunesse se passe. Il se gare sur le trottoir sombre de Hades City. Icare sort, contemplant les imposants immeubles aux reflets bleus ciel éthérés qui se dressent au loin, son nouveau chez-soi.


Charon redémarre aussitôt car il n'a pas de temps à perdre. A chaque pause qu'il s'octroie, la file d'attente pour Hades City s'allonge. Seule la synthwave lui permet de tenir.


Highway to HellOù les histoires vivent. Découvrez maintenant